Atelier du 30 janvier

mardi 16 février 2021, par Caroline Lanos

Consigne proposée par Antoinette

On poursuit sur le thème de la trace...

Votre personnage – que vous présenterez sommairement – revient dans une maison liée à son passé et dont il hérite. Il ne sait pas s’il va la garder et il a demandé à quelqu’un de l’accompagner.
Mais bientôt cette autre présence le gêne. Elle perturbe les traces, la trace…

Racontez.


TEXTES

La maison de Quettreville sur Sienne

Elle a aujourd’hui cinquante ans. Elle travaille depuis trente-deux ans dans une entreprise française d‘import-export de baskets américaines. Elle entend les rumeurs. Elles disent que la marque vient de rompre son contrat d’exportation vers l’Europe. Influence de Trump. America first. Elle entend d’autres rumeurs de licenciements qui la font trembler.
Cette lettre du notaire de Quettreville sur Sienne tombe mal. Il ne reste qu’elle dans la famille. Elle hérite de la maison de la tante de sa mère. Le notaire est pressé de savoir si elle garde ce bien ou si elle souhaite le mettre en vente. Il propose un rendez-vous vers la mi-septembre pour une visite des lieux. Elle répond qu’elle ira.
Le jour arrive. Elle attend, au pied du portail blanc surmonté d’une croix, dont la peinture s’écaille. La maison de Quettreville est un ancien presbytère. L’oncle et la tante de sa mère l’achètent alors qu’ils travaillent encore tous les deux chez le banquier Rothschild à Paris. La tante Anne est cuisinière en chef. L’oncle Eugène chauffeur de maître. Les titres de la domesticité bourgeoise parisienne du début du vingtième siècle. Ils n’ont pas d’enfant. Ils s’installent quand vient l’heure de la retraite.
En attendant le notaire, elle admire la Sienne, qui serpente sa vie de rivière jusqu’à la mer toute proche. Elle voit l’oncle Eugène, elle voit son père et un cousin André, lancer avec précision leurs lignes dans le léger mascaret qui roule et murmure à peine, poussé par la marée remontante. Ils ramènent, épanouis, un saumon ou plusieurs dans une épuisette profonde. Elle voit, tout au bout du chemin, la minoterie Lefèvre qui tourne à plein régime.
Une portière claque. Elle sursaute. Bonjour Madame, je suis un peu en retard, excusez-moi dit le notaire en faisant cliqueter bruyamment un trousseau de clés qui ouvre le portail donnant sur la cour, recouverte de gravillons blancs. Elle voit les chaises de paille installées pour le café du midi, à l’ombre du cerisier. Elle voit la haie de buis remplis d’escargots, frontière du jardin potager. Elle voit le puits où s’accroche encore un seau en fer gris, en attente d’une dégringolade vers de l’eau pure et fraîche. Elle voit la maison basse recouverte de vigne vierge rougie par le soleil d’automne. Elle dort derrière ses volets de bois fermés. Les souvenirs, qu’elle pensait disparus, surgissent du fond de son âme d’ enfant. Le parfum des fraises, des roses, des framboises, de la menthe, les alignements de poireaux, de pieds de tomates, de poiriers en espaliers, tout est là, dans le jardin.
Le cliquetis des clés recommence désagréablement.
Le notaire, insensible au charme du lieu, ouvre la double porte qui mène à la cuisine. Elle voit sur la table vide les tortillons sucrés en pâte feuilletée étalée au rouleau. Elle respire l’odeur de la farine, des choux à la crème, mêlée à celle de la suie grasse de la cheminée, mêlée à celle du Miror qui fait briller les casseroles de cuivre accrochées au mur par ordre de grandeur.
La présence du notaire se révèle intrusive, dérangeante, dans la façon professionnelle expéditive qu’il a de la guider d’une pièce à l’autre.
Elle s’entend réciter le poème de Lamartine dans Milly :
 « Objets inanimés avez-vous donc une âme 
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Elle ose demander qu’on la laisse seule à l’étage dans les chambres nues. Elle voit les papiers peints fleuris, défraîchis qui gardent les formes carrées des tableaux décrochés, qui gardent les crochets X abandonnés dans des trous de plâtre élargis, qui gardent les fenêtres étroites à petits carreaux, la poussière, les toiles d’araignée et un reste de sable blond arrivé de la baie du Mont St Michel si proche, sous des pieds nus, après une pêche aux coques ou aux palourdes.
Elle sait, à ce moment précis, qu’elle va garder cette maison.

Jacqueline


Revenir ici avait été un véritable périple. Il y avait non seulement les huit cents kilomètres à parcourir mais aussi un retour vers le passé. Elle n’avait pas emprunté cet itinéraire depuis des années. Elle se rendit compte assez vite qu’elle ne l’avait pourtant pas oublié. Sans se tromper elle gara sa voiture dans l’allée et finit à pied jusqu’à la maison. Adrien l’attendait sur le perron. Elle ne l’avait pas revu depuis une dizaine d’années, n’habitant pas la même région, mais ils étaient restés en contact. Il n’avait pas beaucoup changé. Elle était contente de le revoir. Le sourire d’Adrien lui indiqua qu’il l’était aussi.

Son frère aîné avait hérité de cette maison. Il était décédé sans enfant alors cette grande bâtisse lui était revenue. La garder lui semblait difficile. A soixante-dix ans elle ne s’imaginait pas déménager, même si elle était à la retraite, pour venir s’installer ici. Sa vie n’était plus là. A part Adrien elle ne connaissait plus personne dans la région, ses amis étaient là-bas.
Ils firent le tour de la maison, des herbes folles commençaient à envahir le jardin et les pelouses. Elle s’aperçut qu’elle retardait ainsi le moment d’entrer à l’intérieur.

Son frère n’avait apparemment fait aucuns travaux et n’était pas souvent venu. Une fois les volets ouverts, elle eut l’impression d’avoir fait un bond dans le passé. Les meubles couverts de poussière étaient à la même place que dans son souvenir. Les tableaux toujours aux murs. Les cadres avec les photos lui procura encore plus d’émotion : traces d’un passé révolu. Grands-parents, parents, oncles et tantes, la plupart des personnes qui souriaient sur ces instantanés n’étaient plus de ce monde, même son frère qui trônait sur la cheminée si fier à côté de son vélo de course. Elle était la dernière de la lignée. Seule avec cette maison à se souvenir d’eux.

Adrien allait de pièce en pièce en commentant ses trouvailles : une vieille lampe à huile, une pendule style Louis XV, une commode en marqueterie. Il émaillait ces commentaires de "tu devrais..., je serais toi.."... Il estimait le prix des choses.
Elle commença à le trouver agaçant et à regretter de lui avoir demandé de venir. Pour elle, la lampe à huile c’étaient les soirées d’été dans le jardin, elle revoyait son grand-père remonter la pendule avec des gestes délicats, et sa mère passer un chiffon doux sur la commode après l’avoir enduite de cire d’abeille. Elle en sentait de nouveau l’odeur.

Mais quand il se mit à décrocher les tableaux, elle ne put s’empêcher de lui crier :
" Ça suffit ! arrête ! "
Adrien suspendit son geste, surpris par la véhémence de la remarque. Elle vit dans son regard qu’il se rendait soudain compte que son attitude et ses paroles ne convenaient pas aux circonstances. Son amie revenait pour la première fois dans la maison de son enfance et elle devait être assaillie de souvenirs. Il s’excusa et sortit dans le jardin pour la laisser seule avec les traces de ses souvenirs.

Françoise


Davide l’a précédé dans la pièce avant que lui-même ait pu la retrouver d’un premier regard. Une crispation fugitive pince Sandro, troublant l’émotion qui l’a saisi en enfonçant la clé. Il avait retrouvé le geste, la petite pression vers le bas qui seule venait à bout d’un caprice de la serrure. Le vieux Lorenzo ne l’aurait changée pour rien au monde, mais il avait montré au petit garçon comment faire, et Sandro ce matin ouvre la porte sur ses dix ans.
Il est loin maintenant l’enfant qui courait dès qu’il pouvait chez le vieux pêcheur. Il vit près de Naples une vie encore mal assise malgré la quarantaine approchante. Il aime les ancrages provisoires, les ajustements qui l’amèneront un jour peut-être à ce quelque part de la vie où on a envie de s’arrêter. Pour l’instant il y a Fabia, il y a le piano, le reste peut encore chercher sa forme et sa place. Sandro a le temps.
Et voilà qu’est arrivée cette lettre d’un notaire de Syracuse. L’enveloppe dans les mains de Sandro avait chahuté le temps et les lieux. Syracuse était sa première vie, il n’avait quitté la Sicile qu’en trouvant son premier travail à Sorrente. La lettre l’avisait qu’il héritait de Lorenzo Tofoletti une maison, via Paolo Scarpi, 12. Lorenzo était mort. Personne n’avait songé à le prévenir bien sûr. Qui pouvait encore se rappeler le lien qui les avait unis, lui et l’un des pêcheurs d’Ortigie. Qui même s’en était jamais soucié ? On avait mieux à penser chez les Pazzi.
Pourtant Sandro avait tout de suite appelé son cousin Davide qui habite désormais la maison de leurs grands-parents, une des quelques maisons cossues de la vieille ville, à quelque rues de la minuscule maison de pêcheur de Lorenzo. Davide avait répondu avec enthousiasme et accueilli Sandro le temps que prendraient les démarches. Les deux cousins étaient venus ensemble ce matin chez Lorenzo comme la veille chez le notaire.
Maintenant Sandro aimerait être seul. Il ne s’attendait pas à se trouble qui l’a envahi et ralentit ses gestes. Les souvenirs se bousculent par bribes, appelés par un objet, une couleur, une odeur. Il essaie de trouver une contenance pour répondre aux questions de Davide alors qu’il voudrait laisser son esprit se promener dans la pièce et dans le temps. Oui, il avait passé beaucoup de temps ici. Non, Renzo ne se sentait pas à l’étroit dans cette pièce unique avec juste le renfoncement de la salle de bain fermé par un rideau. Toutes les maisons des pêcheurs d’Ortigie avaient ressemblé à celle-ci autrefois, et lui avait voulu la garder telle quelle et y vivre, malgré un appartement plus confortable en ville, où il avait un temps installé sa mère.
Il y a toujours cette odeur de mauvaise évacuation de la douche. Bien pire que celle du poisson, disait Renzo, et Sandro croit entendre son rire, un rire rauque qui parfois s’étouffait dans la fumée du mégot qui ne le quittait pas. Le tabac brun imprègne encore la pièce et le paquet se dessine sous les yeux de Sandro, à sa place au coin de la table, sur la toile cirée bleue. Comment donc s’appelaient ces cigarettes ?
Davide a dit quelque chose peut-être. Il semble à Sandro qu’une voix vient de se taire et une légère pression sur son épaule finit de le ramener au présent. « Je t’attends sur la petite place. ». Sandro entend cette fois, il dit oui de la tête, suivant sur le sol le soleil avalé par la porte qui se referme.
Libéré par la délicatesse de son cousin, Sandro s’abandonne aux traces. Elles sont partout, comme ce carreau fendu devant l’évier par la chute d’une lourde casserole échappée des mains de l’enfant malhabile qui avait voulu faire cuire des pommes de terre : une surprise pour son ami au retour de la pêche. Le baromètre au mur est au beau fixe. Sandro se souvient des explications de Renzo, qui lui avait appris à surveiller le temps. Ça et tant d’autres choses. Il s’apaise, laisse les pièces du passé reprendre leur place, la maison redevenir le lieu de la vie laborieuse et tranquille où le pêcheur l’accueillait sans jamais faire de commentaires. Longtemps, l’enfance déjà loin de lui, Sandro était venu chercher dans cette maison l’écoute, une présence solide et la liberté qu’on sent quand rien ne pèse sur soi.
C’est ce havre que le vieil homme lui a laissé. Sandro le sait soudain comme une évidence. Quelque chose en lui finit de bouger. Tutt’a posto murmure-t-il, répondant par-delà les années à la seule question que lui ait jamais posée Renzo. Oui, tout est en ordre.
Sandro fait lentement le tour de la pièce, passe la main sur les meubles, soulève quelques objets. Puis il sort et referme derrière lui la porte vitrée et sa grille bleue qu’il faudra songer à repeindre.
En remontant la rue pour retrouver Davide sur la petite place de l’antique quartier juif où ils jouaient enfants, il tapote dans sa poche la clé de Lorenzo.

Antoinette


Martin hérite de la maison familiale suite au décès de son père. Il s’est enfin décidé à traverser toute la France pour revenir sur ses pas plus de trente années après, accompagné de son ami Guillaume. Lorsqu’il franchit cette infime frontière entre Bretagne et Normandie, où tout commence et tout finit, il se sent fébrile.

Il ne peut pas faire autrement, c’est comme une évidence, il laisse de côté la route nationale pour emprunter « la ligne », c’est l’ancienne ligne de chemin de fer qu’on a toujours nommée ainsi dans la région. Elle reliait Fougères à Pontorson. Martin se rappelle les trains de marchandises qui venaient de Fougères et stoppaient à Antrain dans la petite gare. En 1987, il avait 22 ans, les trains ne sont plus venus, la maison de la gare est devenue le café de la gare, sans gare. Aujourd’hui, il voit une maison triste et abandonnée, un panneau « à vendre » accroché à la fenêtre.

« La ligne » bitumée a remplacé le chemin de terre creusé de trous qui se remplissaient d’eau, mouillaient ses chaussures et les pneus de son vélo. Elle a laissé des traces indélébiles dans le coeur de Martin qui bat fort au moment où il la retrouve, il connaît tout d’elle, ses prés, ses talus, ses arbres, ses maisonnettes charmantes et ce petit pont qu’il faut franchir avant de tourner à gauche et enfin l’apercevoir.

Elle est là, Martin arrête le moteur, descend de la voiture, respire profondément l’endroit. Il sent encore les senteurs de l’enfance, une voix résonne au milieu de la cour. Derrière la maison, une chaîne rouillée barre l’accès de la cour. Guillaume tousse dans son dos, ça le dérange.

Martin se plie en deux sous la chaîne, en face, le portillon en bois du jardin potager laisse passer les hautes herbes, on devine derrière le Couesnon sans le voir. Les bâtiments de ferme à droite ne font plus de bruit, les énormes portes de la grange fermées. Guillaume parle à son ami, Martin fait un geste d’agacement, il ressent comme une intrusion dans son intimité. Vite, il attrape la clé dans sa poche, ouvre la baie de l’appentis, autour de la table recouverte d’une toile cirée jaune pâle, six chaises en bois clair, un panier rempli de bois près de la porte d’entrée de la maison.

Martin entre, la maison est trop silencieuse, le soleil s’est invité. Tout est resté en place ici, la maison attend qu’on mette le couvert, qu’on ouvre les placards, qu’on allume la télévision, le carrelage à petits carreaux est encrassé.

A droite, contre le mur, sur le vieux meuble en chêne trônent les mêmes photos qu’il y a trente ans, les parents de Martin avec Martin bébé, avec Martin enfant, avec Martin ado, avec Martin jeune adulte, après il n’y aura plus de photos.

Depuis plus de trente années, Martin n’est plus venu dans cette maison et pourtant tout est resté pareil, un frisson le parcourt, la tapisserie jaune pâle à carreaux marrons semble avoir cent ans. Il traverse la pièce, ouvre la porte de devant, pénètre dans le jardin d’agrément, s’assied sur la mousse du vieux puits, les hautes herbes touchent ses genoux.

Il la regarde, impérieuse dans cette nature de fin du monde, taillée dans une magnifique pierre. Aura-t-il la force de la vendre où le courage de la garder ?

Entend-il les voix joyeuses d’avant, son rire à lui, le bonheur dans cette maison, dans le jardin, dans le foin de la grange, sur le bord du Couesnon, dans les champs, dans les arbres, sur « la ligne » qui mène à elle.

Martin a oublié Guillaume adossé à la voiture, trop occupé à son projet. Il continuera la trace laissée par ses parents, une belle trace suivie peut-être plus tard par d’autres traces.

Sur « la ligne » après le petit pont, à gauche, on apercevra un panneau :

LA FERME DU BOUT DU MONDE 

Maison d’hôtes chaleureuse (6 chambres, grande pièce de vie et son salon détente, salle de bains, salle d’eau, jardin potager, jardin d’agrément, cour spacieuse, le Couesnon et ses activités nautiques, promenade sur « la ligne » : à vélo, à pied ou avec nos 6 chevaux, on peut aussi planter sa tente, faire un feu, manger, boire, s’arrêter un temps, se parler...

Laurence


Lui, c’est Henri. Il se tient un peu vouté. L’âge peut-être. On sent dans l’inclinaison de son corps : une lassitude aux cheveux dégarnis. Tout en surface est différent ; fripée, blanchie, avachie, courbée. Quant à sa voix, elle n’a pas changé. Elle a gagné en maturité et en prestance. Il le sait bien que le timbre grave de sa voix impressionne. Il en jouait déjà plus jeune, belle arme de séduction qu’une belle voix. Là, en revenant sur les lieux d’enfance, il lui semble être le petit Riri. Ce n’était pas prévu de sitôt. Concours de circonstance et opportunité. Garder ou pas cette maison ? Un gros poids tout d’un coup dans la simplicité de son existence. Il regrette un peu la compagnie de son ami Paul. Il s’est laissé toucher par la nostalgie du lieu. Il lui avait proposé de l’accompagner, ce qu’il avait imaginé plaisant, devient agaçant. Paul veut l’attirer dans une pièce, et saute dans la suivante, pérore, parle haut et fort. Se rappelle aussi.
Mais tais-toi, ai-je envie de lui crier, tais-toi donc !.
Aux pièces, Henri associe des voix anciennes, perdues, et qui reviennent, comme si elles habitaient cette maison. La voix de Paul les brouille, les éteint. Henri aimerait fouler ce territoire connu et inconnu à la fois, familier et si lointain. Lieu heureux mais que la nostalgie attriste, et dégouline comme les lés de tapisserie déchirée. Pourquoi n’y est-il pas revenu seul ? Paul poursuit sa progression sans se soucier ni même sentir le malaise de son ami. Il voudrait qu’il se taise pour de bon, il couvre et fait taire la voix des anciens et des fantômes ...Il va les effrayer pour de bon. Finalement Henri a envie de rire mais sans cet ami bavard. Son enfance lui revient : les grincements de porte, les craquements de parquet, les courses dans l’escalier, les échardes rentrées sous la peau. Il n’a pas envie de partager ça pour aujourd’hui. Il n’arrive plus à réfléchir ni se projeter. Les lézardes au mur lui rappellent les dégâts du temps qui passe. Il va cesser de lutter contre l’envahissement de cet ami. Il reviendra seul, demain.

Stéphane.


Sa marraine lui a légué sa petite maison de vacances, elle ferme les yeux et une larme glisse sur ses joues, soudain elle regrette de ne pas avoir pris le temps d’aller voir cette vieille dame dans sa maison de retraite. Elle soupire et tapote délicatement son visage avec un mouchoir, elle se plante devant le miroir qui trône dans l’entrée pour vérifier que son maquillage n’a pas été gâté par ce chagrin qu’elle juge maintenant incongru. Ça fait combien de temps qu’elle n’a pas vu la vieille dame ? Dix ans ? Quinze ? Plus ? Des vœux échangés par voie postale, quelques cartes envoyées lors de vacances exotiques et c’est tout, mais il y avait tellement d’autres choses à gérer, les enfants, le mari, le boulot, la famille, les amis et il y a quelques années le divorce. Toujours plantée devant le miroir, elle repoudre légèrement son nez rougi et remet un peu de rose poudre sur ses lèvres du même ton que son chemisier en soie dont elle redresse le col, elle passe doucement ses mains sur ses hanches pour lisser sa jupe rose fuchsia, elle enfile sa veste tailleur assortie, admire encore une fois le travail de son coiffeur, ce blond platine rehausse à merveille son côté nordique, elle caresse d’un doigt léger le collier offert par son nouvel ami, tiens et si elle lui demandait de l’accompagner pour voir la maison et que va t’elle en faire de cette maison ? Tout ce passé est tellement loin.
Un crachin persistant les a accompagnés toute la route mais à l’arrivée la pluie a cessé et un rayon de soleil illumine les pierres moussues de la maison, elle lui semble plus petite que dans son souvenir mais elle a toujours ses volets, quelque peu décatis il est vrai, en bois bleu. L’allée est envahie de mauvaises herbes mouillées et ses escarpins ne sont pas vraiment pas adaptés, il le lui fait remarquer en souriant tout en lui passant un bras autour de la taille pour la soutenir, elle le trouve charmant, de plus il a raison, elle aurait dû mettre les baskets qu’elle vient d’acheter pour aller à la salle de sport. Son cœur bat un peu plus vite quand elle enfonce la grosse clé dans la serrure et pousse la porte en bois qui grince, une odeur de renfermé, d’humidité, les prend à la gorge et il se précipite pour ouvrir la fenêtre, repousser les volets, la lumière entre, elle voit les traces de leurs pas sur le sol empoussiéré et que rien n’a changé dans cette cuisine, elle reconnaît l’évier en grès beige, la gazinière à l’émail écaillé, la table, les chaises et le buffet en formica vert d’eau, il trouve ça « très kitch », sa marraine, elle, trouvait ça pratique, « un coup d’éponge et c’est propre ! ». Elle ouvre le buffet, c’est son bol qui lui saute aux yeux, elle s’en saisit et le contemple étonnée, elle lui montre son prénom calligraphié sur le côté et passe le doigt sur l’oreille ébréchée, subitement elle se souvient et lui raconte les chocolats mousseux au retour de la plage, en fermant les yeux elle en sent presque l’odeur réconfortante. Lui, est déjà passé dans l’autre pièce dont il ouvre avec éclat la fenêtre, les volets, il lui montre, sans mot dire mais d’un geste large et une moue dégoûtée les traces d’humidité au plafond et le papier peint délavé, déchiré, il l’empêche de s’asseoir dans le sofa prétextant la présence éventuelle de « bêtes », il montre l’étage « Là-haut, ça doit être pire ! », ils montent et il ouvre encore avec fracas et reniflements écœurés les fenêtres des deux chambres, dans celle de sa marraine, elle ouvre la penderie et le parfum de violette dont la vieille dame raffolait lui titille les narines, et lui, éclate de rire devant les innombrables tenues de toutes les nuances de violet, il fait un parallèle entre son raffinement à elle et le goût immonde de sa marraine. Elle s’assoit sur le lit et le regarde, ses mimiques, ses réflexions depuis qu’ils sont entrés dans la maison lui deviennent insupportables, il ne comprend rien à ce qui se joue pour elle dans cette maison, elle sent quelque chose qui s’agite doucement, des réminiscences de tendresse remontant à la surface de sa conscience, elle a envie d’être seule, elle lui demande de partir, de l’attendre au café du village, elle lui téléphonera quand elle sera prête, son regard est sans appel et il tourne les talons, descend, elle entend la porte claquer. Elle s’allonge en soupirant, son joli tailleur fuchsia se marie merveilleusement bien avec le violet de l’édredon, elle respire le doux parfum de sa marraine et plonge sans retenue dans ses souvenirs naufragés.

Roselyne


Un jour de kermesse dans un petit village. Je devais avoir 11 ou 12 ans. Mon grand-père me glissa une pièce dans le creux de la main en me montrant le stand d’une diseuse de bonne aventure. Connaître son avenir, c’est tentant. Je ne me rappelle pas de tout, mais une de ses prédictions m’avait marquée. « Tu hériteras de la fortune de tes parents ». D’abord, mes parents n’étaient pas fortunés et de plus, j’avais un frère et une sœur. Cela m’avait bien fait rire et c’était le cadet de mes soucis. Il m’importait plus de savoir si j’allais avoir une vie intéressante.
Soixante ans plus tard, je me retrouve seule à suivre le corbillard. Patrick est décédé à 18 ans suite à un accident de moto et Marjolaine il y a deux ans de ce qu’il convient d’appeler une longue maladie. Elle avait enseigné dans un collège et ne s’était pas mariée, n’avait pas eu d’enfant. Elle était la préférée et papa en est mort de chagrin dans les six mois qui ont suivi. Il y a quatre jours, maman a décidé de partir à son tour. Je ne réalise pas encore ce qui se passe.
Après la cérémonie, comme de coutume, les membres de la famille proches ou lointains ainsi que les amis se retrouvent autour d’une brioche et de boissons chaudes dans une salle communale. Je m’éclipse rapidement pour me retrancher dans la maison familiale.
Machinalement, j’introduis la clé dans la serrure, pousse la porte et referme soigneusement derrière moi. Je ne me retourne pas et reste les yeux rivés vers le dehors, des voitures passent silencieusement, un car dépose des collégiens puis c’est le retour au calme.
La maison est anormalement silencieuse, l’horloge s’est tue, la cheminée est muette elle aussi mais l’âtre garde le souvenir du dernier feu, cendres et tisons refroidis. Lentement, mon regard redécouvre chaque chose, mes doigts frôlent les meubles, caressent une écharpe en soie restée là sur son fauteuil. Sur le rebord du buffet j’aperçois un morceau d’enveloppe déchirée, un crayon, mais aucun mot.
Les traces de sa présence sont partout, les traces de son absence me touchent en plein cœur.
Le porte-revue est encore empli de livres d’enfants, Petit Ours brun, Pierre et le Loup, Yawata le petit indien. Elle ne s’était jamais résolue à les ranger ailleurs. Lorsqu’un enfant, quel qu’il soit, entrait dans la maison, il s’y sentait accueilli.
Une ombre se dessine derrière la fenêtre de la porte, on frappe. C’est Agnès, la grande amie de maman, persuadée que j’avais besoin de réconfort. A peine lui ai-je ouvert qu’un flot de paroles se déverse sans que j’en saisisse le sens. Elle raconte, raconte, se lance dans des descriptions, s’esclaffe et s’indigne tour à tour. Alors qu’elle reprend son souffle, la sonnerie de son téléphone retentit. Ouf, elle doit repartir.
La bourrasque s’apaise, 18 h sonne au clocher du village, le silence retombe. Je poursuivrai mes déambulations demain, je laisserai les souvenirs refaire surface avant de répondre à cette question : Te garder ou te confier à d’autres, chère maison de mon enfance ?

Geneviève