Jour 48 du Grand Confinement

lundi 4 mai 2020, par Frédérique Niobey

Est-ce que j’ai bien fait de mettre des sandales ? Et ce t-shirt, ça fait peut-être un
peu trop jeune ? Pourquoi n’ai-je pas mis plutôt une robe ? Ce jean me moule
vraiment trop les fesses et me fait des cuisses énormes, c’était bien la peine de
passer des heures à faire des essayages pour arriver à ça, qu’est-ce que j’ai mis
dans mon annonce ? Look chic et décontracté, j’aurais plutôt dû dire commun et
banal et ce sac, mon dieu, ce sac, on dirait une valise et je n’ai même pas attaché
mes cheveux, avec un catogan sur la nuque j’aurais eu de la classe, oui mais avec
le masque, les cordons à nouer, tout se serait emmêlé, ce n’était pas possible !
Mais j’ai choisi un joli masque et j’espère bien qu’il ne verra que mes yeux et je
sais que j’ai de beaux yeux. Il doit être bientôt l’heure, il a dit devant l’horloge,
place de la mairie, j’aurais un oeillet rouge à la boutonnière. Quand même j’espère
qu’il ne se sera pas mis « sur son trente et un », j’aurais l’air de quoi avec mon jean
et mon t-shirt !
Mais vraiment j’hésite, d’abord je ne suis pas certaine d’être descendue à la bonne
station et puis comment reconnaître un oeillet rouge dans tout ce flou qui
m’entoure, ne pas mettre mes lunettes, moi qui ai une myopie sévère, n’est
certainement pas une bonne idée, mais porter des lunettes évidemment embuées
et bien ajustées sur un masque pour un premier rendez-vous, ça, ce n’était pas
imaginable.
Roselyne

Ils attendent, chacun assis sur une chaise , chacun dans sa bulle, tous les trois masqués et à bonne distance les uns des autres. Mais qu’attendent-ils ? Le métro, le train ? Où se trouvent-ils ? Dans une station, une gare en sous-sol ?
Non, c’est un photographe qui leur a demandé de poser là, dans un vieil entrepôt où il avait apporté trois chaises disparates et des projecteurs. Ces trois personnes, il les avait choisi au hasard dans la rue. Enfin pas tout à fait au hasard. La couleur de leur vêtements a décidé de son choix : terne pour la femme de gauche et le garçon, rouge et le sac blanc de la femme de droite. Cela avait pour lui un intérêt visuel : attirer l’œil sur la femme de droite et sur le mot « heroes » inscrit sur le tee-shirt. C’est elle qui lui a inspiré la photo. Il leur a demandé de venir là le lendemain, habillés des mêmes vêtements, de rester naturels, de faire comme si ils attendaient. La femme de gauche et le garçon ont pris leur téléphone, celle de droite a préféré prendre une attitude rêveuse.
– Parfait, a dit le photographe. Et il a déclenché l’appareil.
Le garçon a demandé quel était le but de cette séance photo. Alors l’artiste a expliqué :
– Vous êtes les héros de demain, les survivants, les résistants. La photo s’intitulera : « La vie d’après ».
– Pas gai, a répondu le garçon.

Françoise G.

Des gens ordinaires. Un homme. Deux femmes. Masqués. Bâillonnés . Muselés . Empêchés d’appeler au secours. Ecrasés de fatigue. A leur sort résignés. Cheveux longs. En restriction d’expression et de liberté. Des yeux. Des cheveux. Assis comme garrottés sur des chaises-geôles distanciées . Deux paires de baskets. On est venu de loin. On a marché pour venir. Une paire de sandales. On est venu de moins loin. Attendre. Résignés. C’est comme ça. Dans un monde glacé de pierres et de métal couleur de nuit qui tombe. Ils se connaissent ou ils ne se connaissent pas. S’ignorent et se comprennent. S’absorbent, courbés, dans la lecture de leur smartphone pour éviter l’ennui ou ne font rien. Figés comme dans un tableau peint accroché dans un musée. Attendent . Elle, au premier plan, en rouge et bleu protège son sac à main, mains croisées dessus. Contenu du sac à mains blanc- lumière qui parle d’une vie intime cachée précieuse. Porte le tee-shirt de la série télévisée américaine Heroes. Place au mystère ou à l’après Heroes. No heroes. Attendre. Attendre que le temps ouvre ses portes. Ou attendre le métro. Ou que quelque chose arrive ou que quelqu’un vienne les chercher. Dos tournés aux vide des rayonnages qui n’en sont pas. Histoire muette à l’écart. Ne rien attendre des autres têtes baissées au fond du quai, du trottoir, devant des rayonnages vides. Attendre qu’ils se remplissent. Attendre pour elle en explorant ce qui est en face , qu’on ne voit pas. Attendre résignés un autre destin et des sons de voix. Chercher l’avenir au-delà de l’attente et rêver dans l’attente intense d’un impossible rêve.

JM

Tous les gradins sont remisés. Les spectacles interrompus, décalés, reportés.
La salle de spectacle est vidée. Pourtant Les figurants figurent et célèbrent les héros.
Côte à côte, chacun chez soi, sur sa chaise.
Les héros sont ceux des rues. Bâchés, masqués. Une forme de censure ?
Printemps 2020 au vaste et funeste carnaval Covid19 décalé.
L’ année sera-t-elle blanche pour tous les comédiens et les intermittents du spectacle ?
La jeune fille et le jeune garçon, celui-ci casquette vissée, incognito, tous 2, se branchent au monde, aux leurs.
Aux leurres de la communication du petit écran total, la gardienne du centre culturel
avec ses deux enfants attendent une réouverture prochaine.

Stéphane

Il sont là tous les trois comme c’était prévu. Ils sont prêts. Je leur avais dit que j’arriverais à dix heures, qu’il fallait que tout soit en place, qu’on puisse démarrer tout de suite. Qu’ils me fassent une proposition directement sur le plateau pour la scène 1. Je voulais une image en entrant. Forte. À eux de voir.
Ils sont là. Dix heures. Je m’assois au cinquième rang. Je ne dis rien. Ils sont concentrés, déjà dans le jeu. Ils ont disposé une quinzaine de chaises, irrégulièrement, plus ou moins sur trois rangs. Eux trois seulement ce matin, au centre. Sofiane devant. Paul et Manon derrière. Dans le vide gris du décor nu, d’un espace indifférent, trop grand. Qu’il faut pourtant habiter. Dans l’attente.
Ils sont là. Des mois de discussions, de projets sans cesse repris, infléchis, repensés. Et puis ce décor à réhumaniser. C’est à partir de ça que nous voulions évoquer l’épidémie de 2020, précisément les premiers temps du déconfinement. Il y a trois ans donc, presque quatre.
Ils sont là. Trois fois un. Distance réglementaire, anonymat des masques, isolement volontaire en prime dans l’écran du téléphone. N’importe quel virtuel plutôt que le réel autour. Tenue de tout le monde, d’un monde qu’elle dit et qui peine à être, rien d’autre. Sofiane nuance le tableau d’une touche d’individualité plus vivante. Pas de téléphone, un sac, les pieds nus dans des sandales, un tee-shirt rouge vif qui parle de héros et le regard devant elle, dans le sujet. Mais ses bras se ferment sur son sac et sa position au premier rang la coupe des autres. Rien n’est gagné. Premier tableau.
Ils sont là. Au début de ce travail mûri des mois durant. Prêts à dire le traumatisme et les temps de lente reconstruction qui l’ont suivi avec ses réussites et ses failles. Ils sont là et je les regarde. Et je les vois, et je sais qu’il savent. Qu’ils ont entendu comme moi ce matin.
Premier tableau. Depuis deux semaines un nouveau virus tue dans les Balkans.
Antoinette