Chronique de Laurence

dimanche 3 mai 2020, par Frédérique Niobey

Dimanche 26 avril

C’est un beau dimanche printanier, ensoleillé, même si le soleil joue à cache cache avec les nuages. La température agréable saccade sans cesse laissant la place au vent léger plus frais. Le gilet dans les bras s’enfile et se défile au rythme du temps qu’il fait.

Des carrés de campagne jaunes, bruns ou verts se dessinent devant moi, loin. Tout près, des épines roses et blanches forment des triangles. Au centre d’un rond aménagé, le château d’eau où s’accroche au bout d’une hauteur d’environ 40 mètres un bel entonnoir. Juste derrière, un terrain de jeu rectangulaire. Je me dis qu’ils ont réussi un bel exercice géométrique où tous les éléments s’entendent, le ciel, la terre, le végétal, le minéral, le bois, l’acier. Même le peintre a mis sur le ciment les couleurs éternellement joyeuses de l’arc en ciel. Sur le château d’eau, la perspective est troublante.

Au-delà de la porte du restaurant, tout en bas du château d’eau, on ne peut plus emprunter l’escalier en colimaçon qui conduit au restaurant « le nez en l’air ». Dans la vitrine réservée aux menus, un avis réglementaire est affiché.

Autour du restaurant, le vent en pluie fait bouger les branches des épines et le câble de la tyrolienne. Dans le baudrier il n’y a personne. Si je me concentre, j’entends presque le cri joyeux ou affolé des jeunes. Mais, c’est le silence des humains que j’entends. J’écoute la nature, le vent dans les feuilles, la pluie tombe maintenant, elle mouille le sol et le garçon qui marche. Il lève la tête comme pour mesurer la hauteur du restaurant. Il reçoit la pluie sur ses vêtements, sur lui à l’extérieur et à l’intérieur de lui, peut-être pour purifier son corps, se laver de ses péchés et de ceux du monde. La pluie a cessé. Quelques rayons de soleil timides s’emparent du garçon qui se balance doucement. Je ne connais pas le garçon, travaille-t-il au restaurant ? est-il confiné ici ? Il accroche un écouteur à son oreille, qu’est-ce qui peut lui parvenir du monde actuel, quels mots ?

Lundi 27 avril

Le soleil éclaire « le nez en l’air », le haut de l’entonnoir touche le ciel bleu. Le mouvement habituel a quitté les lieux, juste l’homme, propriétaire du restaurant, jean et tee-shirt noir qui tond la pelouse circulaire. Devant l’épine rose, des chaises sont éparpillées en attente d’un nettoyage. Le virus ne s‘occupe pas des vacances scolaires et du printemps. Les restaurants restent encore fermés à ce jour, entend-t-on à la télévision, sur les ondes, dans les journaux. A la radio, je tente de capter une information qui ne serait pas liée au COVID 19, je n’entends rien. Excédée, je tourne le bouton sur « arrêt ». L’homme ne semble pas avoir remarqué le garçon assis sur le banc, face aux chaises abandonnées. Le garçon a mis sa main en visière et regarde à nouveau vers le haut de l’entonnoir comme pour mesurer la distance.

Il porte une casquette rouge, une inscription noire sur le devant, des baskets rouges, un jean noir et un sweatshirt à capuche gris. Il tape une main sur le genou au rythme de quelle musique imaginaire ? Il n’y aura pas de festivals au joli mois de mai, pas de terrasses où les guitares grattent, où les enfants piaillent en mangeant des frites et en buvant du coca. Juste des chaises empilées qui attendent.

Puis j’entends des bruits intermittents, de tondeuses, perceuses, ponceuses, le confinement nettoie les jardins, peint les murs et pose des étagères. Le garçon ne fait pas ces travaux. Il regarde en l’air, il s’obstine à quoi ? Il a l’air d’un garçon ordinaire, en tout cas de ceux qu’on accepte sans préjugés surtout ici à la campagne. Il n’a rien d’accroché à son nez, ni à ses oreilles, il n’est pas débraillé, n’a pas les cheveux dans la nuque. Un physique normal qui ne dérange pas. Je pense qu’il n’est pas ordinaire, il tente de le cacher en marchant bien droit. Il a compris bien des mots avant et mieux que quiconque. Son corps est en représentation permanente. Son esprit marche sur le bas côté de la route, emprunte des chemins inédits. A son insu, j’ai vu le regard intense et fou du garçon. Je n’ai pas peur, je sais qu’il est bienveillant mais lorsqu’il tend tout son être vers l’entonnoir, je vois sa fureur noire.

L’homme a vu le garçon, il a rangé la tondeuse, il s’est approché du garçon, il lui a parlé. Le garçon n’a rien dit, il s’est levé, a regardé une dernière fois « le nez en l’air ». Le ciel bleu est encombré de nuages qui annoncent la pluie. Le garçon est parti.

Mardi 28 avril

Le temps est cafardeux, comme moi, le ciel gris plombé, la pluie fait des ronds dans les flaques. Le printemps semble confiné lui aussi, il n’a plus le droit de sortir.

Quelques voitures passent, perlées de gouttelettes, derrière le volant, des infirmières, des manutentionnaires, des caissières... les autres pourront encore dormir, ouvrir leur ordinateur, apprendre l’arithmétique ou la grammaire à leurs enfants, d’autres ouvriront un nouveau livre ou la télévision, enlèveront la poussière qui encombre puis le bruit des tondeuses, perceuses, ponceuses reprendra.

Le garçon pense peut-être à tout cela et n’en comprend pas le sens, la finalité. Il n’est pas sur le banc, pas physiquement en tout cas. Je sens sa présence. Le soleil a repeint le ciel en bleu, le vent a chassé la pluie. Deux enfants font de la balançoire.

Le garçon pousse la balançoire, l’enfant ri, le garçon semble presque à l’aise, le visage détendu, les rides du front délaissées.

Il peut mesurer environ 1,80 m, il a les cheveux bruns courts, les yeux semblent assez clairs, je n’arrive pas à déterminer leur couleur. Les mains sont longues, belles. Les pigments de sa peau, marron clair. C’est un beau garçon mélancolique. Il peut avoir une trentaine d’années. C’est un peu un Gaspard ULLIEL.

Le garçon pousse machinalement l’enfant, son regard à nouveau tourné vers le haut de l’entonnoir. L’homme rappelle ses enfants. Une raideur s’empare du garçon, il s’assoit sur la balançoire, se laisse bercer.

L’homme se présente, il a acheté ce château d’eau il y a un an avec sa femme pour le transformer en restaurant qui a ouvert il y a six mois. Il se montre fier de son affaire , parle de la vue sublime qu’on a de là-haut sur la plate-forme. Il dit : le restaurant est fermé à cause du virus et aussi...Il interrompt sa phrase. Pour la première fois le garçon parle : où est votre femme ? L’homme dit : de là-haut, on peut descendre en rappel ou avec la tyrolienne. C’était bien, avant…

Le garçon attend la fin de l’homme, le garçon attend la fin des ses maux, cela n’arrivera pas aujourd’hui.

A la radio le flash info parle du vaccin qu’on a pas, du virus qu’on ne connaît pas bien, des masques qu’on a pas, des chinois qui ont menti, de la perte financière considérable de la SNCF, d’un dirigeant de football mécontent, de l’état d’urgence prolongé de deux mois, de la mort du photographe Marc GARANGER, de la mort d’un légionnaire de l’armée française au Mali, du mauvais temps qu’il fait… je mets un CD de Michel BERGER dans le lecteur.

La pluie s’est remise à tomber.

Mercredi 29 avril

Les rues sont mouillées par la pluie, le ciel est morose, la température a encore baissé. Seuls les arbres abritent quelques morceaux de bitume sec, puisque les gouttes sont restées dans les branches.

Je traîne mon corps enveloppé dans un peignoir usé comme moi, je sens poindre une angoisse.

Seul le cimetière semble s’accommoder du confinement même si les fleurs sont fanées malgré la pluie des derniers jours. Il continue sa veille lente sur ceux qui ont écrit des mots, inventé un vaccin, sur ceux qui ont fait avancer ou reculer l’humanité, sur ceux qui ont aimé, sur ceux dont l’amour n’a pas touché la peau, sur les autres, sur ceux qui ont souffert de vivre et abandonné la partie.

Le garçon pousse la grille, revient sur ses pas. Il reprend sa place sur le banc, la capuche sur la tête, un écouteur dans l’oreille. La pluie s’est arrêtée d’un coup, alors le soleil s’enhardit.

Le mouvement vertical du rouleau dans la main de l’homme, contre le bois de la porte, fait travailler ses muscles. Le garçon regarde l’homme qui lui tourne le dos. Il pense aux rouleaux de la mer et à elle, à l’écume blanche, au sable mouillé, à cette plage où ils étaient allés, où leurs pieds ne pourront plus laisser des empreintes.

Mon angoisse arrive comme des barreaux derrière la fenêtre. J’aimerais faire quelque chose, pour me sauver, pour les sauver aussi.

Les deux enfants crient sur le toboggan, le baudrier est toujours vide.

Je connais l’homme, je connais l’histoire mais je ne connais pas le garçon.

Vendredi 1er mai

Le bleu du ciel, le blanc des nuages, le gris des nuages, la brillance du soleil, le vent qui fouette caressent le visage du garçon. Il regarde intensément le haut de l’entonnoir comme pour mesurer la distance qui la sépare de lui. Il regarde l’homme qui peint la porte. Il regarde les enfants qui jouent. Il regarde pour la première fois la maison. Il me regarde. Je ne connais pas le garçon qui est infiniment triste. Maintenant il parle à l’homme, il lui dit qu’il l’aimait, l’homme dit « moi aussi, je l’aimais », le vent soulève la terre en poussière, il fait frissonner l’homme. Le garçon dit « on ne peut rien contre l’amour, c’est plus fort que tout ». L’homme dit « je n’ai pas pu l’accepter ». Le garçon bouscule l’homme et dit »vous l’avez tué », l’homme se tait. Il sait qu’il est responsable, qu’on ne dirige pas l’amour qu’il se dirige tout seul, il avait retenu celle qui aimait un autre. Un jour sans pluie elle avait sauté du haut de la plate-forme.

Tu as mis dans ta poche ton laissez-passer, tu as coché la case et tu es venue dans la maison. Tu as déposé deux masques en tissu sur la table de la cuisine. Tu as gardé la distance et j’ai pensé au garçon qui mesure la distance de la fin. J’ai pensé à l’homme qui ne mesure peut-être pas la situation.

J’ai tourné le dos à la fenêtre pour ne plus voir le garçon, pour ne plus voir l’homme. Tu m’as parlé du Président MACRON et aussi d’Edouard PHILIPPE, de la carte du déconfinement, verte pour nous, tu as dit. Dans ma tête : aller vers quoi ? vers qui ? Ecrire des vers, boire un verre, vert pomme, vers de terre, se mettre au vert, oui c’est ça on va se mettre au vert, bien obligé. Mon esprit est flou, je délire.

Je ferme les yeux et je te dis : regarde dehors, tu regardes le garçon et tu regardes l’homme pour moi. Je demande : les enfants sont-ils là ?

Tu te retournes, tu regardes et tu me dis : je ne vois pas d’enfants.
Tu me dis : le garçon est assis sur le banc, il tape la main sur son genou, l’écouteur dans l’oreille, Il soulève un pied en cadence.
L’homme parle, il fait des gestes avec ses bras, il parle au garçon qui ne parle pas.
Tu dis : le garçon s’est levé, il tend le visage vers le haut à se tordre le cou.
J’ouvre les yeux.
Tu dis : ils entrent dans le château d’eau.
Je frissonne.
Tu cries presque : ils sont sur la plate-forme tout en haut de l’entonnoir, ils sont petits vus d’en bas. je te donnes des jumelles.
Tu me dis : le garçon cogne l’homme tel un animal sauvage, l’homme est au bord du vide, le garçon se tient derrière. Puis tu ne dis plus rien.
Tu me dis : le garçon tend un bras, il touche l’homme qui perd l’équilibre puis le garçon retient l’homme, qui ne tombe pas. L’homme ne fait rien, il regarde le garçon pleurer. La pluie s’est remise à tomber.
Tu as dit : pourquoi on a rien fait, pourquoi on a rien dit.
J’ai dit : il est des choses pour lesquelles on n’a pas le droit d’intervenir. L’homme va finir de peindre la porte.
Le garçon a déjà pardonné.
Je connaîtrais bien le garçon mais je sais qu’ il va reprendre ses chemins inédits dans une semaine après le confinement. A la recherche d’un amour, d’une possibilité de comprendre le monde.

Tu me dis un peu plus fort : le garçon pousse la grille du cimetière.

Une ombre se pose sur la pierre, pendant que le soleil joue à cache cache avec les nuages.