Chronique de Roselyne

mercredi 29 avril 2020, par Frédérique Niobey

Dimanche 26 avril
Il fait beau, le soleil est bien présent malgré quelques nuages gris, peu menaçants. Les azalées japonais sont magnifiques, la rose lilas écrase de toute sa magnificence les bruyères qui paraissent bien ternes en comparaison et l’azalée rouge pourpre avec ses grappes de fleurs pareilles à des trompettes illumine le muret blanc devant lequel elle pose, généreuse. C’est dimanche, c’est tranquille, personne ne passe, tout semble arrêté, immobile, aucune voiture dans cette rue, ni même un vélo, pas de bruit de tondeuses ou autres engins bruyants, juste les cris perçants des enfants qui jouent
dans les jardins, un bébé qui pleure, le jappement triste d’un chien qui voudrait bien
rentrer et que ses maîtres ignorent et il y a ce bruit lancinant d’une raquette qui tape et tape encore et encore sur une balle, un jeu de jokari peut-être, celui qui joue doit être esseulé, il s’est installé sur la place, il a besoin d’espace, les coups sont portés avecénergie, la petite balle accrochée à son élastique va et vient, un « bong bong »
régulier, en fait c’est une adolescente, elle s’ennuie, elle a besoin de se défouler, les
dimanches confinés peuvent être une source de conflit, cette jeune fille rebelle fait
déferler sa rage à chaque coup de raquette, elle transpire, il fait lourd. Depuis
quelques jours le restaurant « Le Capri » a de nouveau ouvert sa porte, ils ne
proposent que les pizzas à emporter, la carte est bien alléchante, mais covid ou pas, le dimanche comme tous les autres dimanches, c’est congé, une constante rassurante. Il semblerait que le premier ministre anglais Boris Johnson va reprendre les commandes de son gouvernement lundi, lui a eu la chance d’avoir vaincu le coronavirus, vaincre ou mourir, la victoire ou la mort, sommes nous vraiment en guerre ? On dit qu’il revient en très bonne forme et qu’il a hâte de se remettre au travail pour faire face à la pandémie, il est temps non ? L’adolescente en colère continue à frapper sa balle, ça n’empêche pas les oiseaux de s’égosiller avec ardeur, le soleil s’est caché, le ciel s’est couvert de nuages, le soir n’est plus très loin.

Lundi 27 avril
Des nuages gris tourterelle arrivent en douce mais il y a encore de belles plages de
bleu dans le ciel. Il fait doux, c’est agréable, on peut prendre le café dehors, dans son
jardin ou sur son balcon. La terrasse de la pizzeria est vide et silencieuse, l’air est
comme suspendu derrière la haie de bambous. Un homme masqué sort de la pizzeria,
il tient en équilibre sur une main une boîte cartonnée rectangulaire, il se hâte d’ouvrir
la portière de sa voiture et de se débarrasser de son fardeau trop chaud puis il démarre sur les chapeaux de roues. Dans le ciel, le gris gagne du terrain, le bleu tente de résister vaillamment. La jeune rebelle est de nouveau sur la place avec son jeu de
jokari, elle a attaché ses cheveux avec un élastique, elle est vêtue d’un short et d’un
polo blanc, sa tenue de tennis qui met en valeur ses jambes fuselées et ses bras
joliment musclés, elle a été rejointe par son amoureux, il a bravé les interdits du
confinement pour passer un après-midi avec elle. Ils ont chacun une raquette et tapent
en rythme sur la balle, et ils parlent aussi, ils font des projets pour les vacances, ils
disent qu’il vaut mieux éviter les grandes agglomérations, qu’il faudrait trouver un
petit village sympa, ils pourraient randonner et, ils espèrent, être seulement tous les
deux, ils disent : ce serait bien. Ils ont abandonné les raquettes et se sont assis sur un muret, ils se tiennent la main et se bécotent gentiment, ils sont si jeunes, c’est un
amour débutant. Quelques gouttes de pluies s’écrasent sur l’asphalte, le gris a gagné.
Lors d’une visioconférence, plusieurs états ont appelé à ne pas oublier la lutte contre
le réchauffement climatique, la chancelière allemande a défendu « une coopération
internationale cruciale », elle a appelé à adopter plus massivement les énergies
renouvelables. Un peu de vert pour nos demains désenchantés ? Une averse drue se
déverse violemment, tous les arbres, toutes les fleurs, la nature entière semble se
tendre avidement vers cette manne bienvenue.

Mardi 28 avril
Les averses se succèdent, la température a chuté, dehors les végétaux sont rutilants,
les verts semblent plus profonds, les rouges plus énergiques, enfin la nature respire,
s’abreuve. Devant la pizzeria un jeune couple sous un parapluie commente la carte,
ils hésitent entre « la napolitaine » ou la « quatre-saisons », le temps les fait se hâter,
elle s’engouffre dans l’entrée un peu sombre mais à la température sans doute
douillette, lui bataille avec un parapluie dégoulinant et réfractaire. Les nuages gris
anthracite continuent à s’accumuler au dessus de nos têtes, la pluie ne cesse pas. La
jeune fille est devant la fenêtre de la cuisine, le front collé à la vitre, son regard est
sombre, sa mâchoire crispée et dans son dos elle serre ses poings avec force. Sa mère est là, juste derrière, elle sait qu’elle a provoqué un désespoir incommensurable chez sa fille, elle voudrait la prendre dans ses bras et la consoler comme lorsqu’elle était bébé mais ce n’est pas possible, c’est une adolescente qui se croit déjà femme et qui, au nom de sa jeunesse et de son amour balbutiant revendique indépendance et
autonomie, il lui a fallu remettre les pendules à l’heure. La jeune fille oscille entre la
fureur et le désespoir, elle empoigne son portable et un ciré et sort de la maison. La
pluie a cessé, un pâle rayon de soleil tente une percée. Edouard Philippe, premier
ministre a présenté les premières propositions du plan de déconfinement, tout reste
flou et oppressant. La jeune amoureuse pendue à son portable raconte, elle dit que
non, ils ne pourront pas partir ensemble en vacances, que ses parents s’y opposent et
qu’elle est trop malheureuse. Une violente averse oblige les quelques passants et
amateurs de pizza a accélérer le pas pour se mettre à l’abri.

Mercredi 29 avril
Il pleut, une petite pluie fine accompagnée d’un vent réfrigérant. Il faut ressortir les
pulls et les anoraks. Devant la pizzeria, trois personnes attendent, à bonne distance les uns des autres, ils sont engoncés dans des vêtements de pluie, tapent des pieds pour se réchauffer et échangent des sourires embarrassés, une fois dites les banalités sur le temps, le silence s’est installé, la porte est grande ouverte et on voit le pizzaïolo
s’affairer, il malaxe la pâte, la lance et la rattrape en virtuose. Était-il jongleur dans
une autre vie ? Mais il n’y a pas si longtemps, juste 75 ans, le 29 avril 1945, les
françaises votaient pour la première fois, un droit acquis de haute lutte et aujourd’hui
l’égalité sociale n’est même toujours pas acquise, pourtant dans la lutte contre
l’épidémie, les femmes sont en première ligne, il faudra encore se battre pour y
arriver mais pour l’heure ce n’est pas la priorité de l’adolescente en colère, elle a
décidé, sur les conseils de son petit ami, de prendre le taureau par les cornes, c’est-à dire d’amadouer ses parents, de leur prouver qu’elle n’est plus une petite fille, qu’elle
peut se comporter en adulte responsable, donc plus de colères, de bouderies et de
larmes, elle a décrété que désormais c’est elle qui assurerait le repas du soir, sa mère
très surprise a demandé si elle ferait aussi la vaisselle, et les courses, elle a dit oui, oui comme si ça coulait de source. Et depuis elle est dans la cuisine, elle met en pratique ce qu’elle a appris au fil du temps, quand elle jouait à « la grande », sans s’en apercevoir, elle a engrangé un savoir qui la rassure, elle se promet de tenir jusqu’à la fin du confinement, elle pourra alors négocier avec ses parents, elle est sûre de leur faire entendre raison. Elle sourit en mettant sa quiche au four. Le ciel est toujours gris, des fumées sortent de quelques cheminées, certains ont rallumé des feux.

Jeudi 30 avril
Les averses sont violentes, l’eau gicle, drue, elle court pleine de rage le long des
caniveaux accompagnée de bourrasques de vent, les arbres plient en gémissant, les
fleurs se couchent vaincues, est-ce un avant-goût de fin du monde ? Personne dans les rues, même pas un chat. La porte de la pizzeria, pour éviter les courants d’air est
fermée, il faudrait être bien téméraire ou affamé pour braver les éléments. Mais, toi tu
es venu et tout de suite ta présence réchauffe la pièce. Encore un peu de patience et le confinement sera levé, du moins en partie, nous pourrons circuler, du moins en partie, nous sortirons masqués ... ou pas, certains bien informés craignent une deuxième vague, d’autres aussi bien renseignés disent que non. En fonction de l’humeur on croit les uns ou les autres, et comme tu es là, avec moi, je suis encline à l’optimisme, par Toutatis, le ciel ne va quand même pas nous tomber sur la tête ! La jeune fille, elle, a d’autres soucis, sa liste de courses à la main elle attend une embellie qui ne vient pas, elle n’est pas très en forme, son teint est pâle, elle se sent fatiguée, sa mère lui demande : tu veux quand même faire les courses ? Et le repas ? Tu veux que je t’emmène ? Oui, oui, oui, elle répond impatiente, secrètement anxieuse de ne pas tenir ses engagements, de décevoir son amoureux, mais en son for intérieur, oh comme elle aimerait redevenir une toute petite fille, se glisser sous sa couette protégée par ses doudous. Entre deux averses, tu es allé chercher une pizza, nous allons allumer la cheminée, ouvrir une bouteille, fermer les volets et oublier cette
pluie obstinée qui frappe aux carreaux.

Vendredi 1er mai
Des rafales de vent de temps en temps, des ondées de temps en temps, un rayon de
soleil de temps en temps, c’est une journée perturbée et c’est aussi le jour du muguet.Tu sais que ce petit brin incarne le bonheur retrouvé ? Je t’emmène dans le jardin à la recherche de ces clochettes magiques, tu es déçu, dans ta main juste quelques brins, un maigre bouquet toutefois agréablement parfumé. Crois-tu qu’il y a des vendeurs à la sauvette dans les coins de rue en ville ? Nous pourrons peut-être encore trouver du muguet dans une dizaine de jours et l’offrir à ceux qu’on aime comme tout les ans, en attendant ce sont de jolis brins virtuels que l’on envoie. C’est la fête du travail, c’est férié, la pizzeria est fermé. Il n’y pas eu de défilés traditionnels, mais c’est amusant, sais-tu qu’il y eu un appel à des manifestations virtuelles, on pouvait mettre des banderoles aux fenêtres ou bien taper dans des casseroles, une belle cacophonie pour marquer aussi notre impatience, nos jours confinés sont comptés. Tu me dis qu’il y a une ambulance dans la rue, que c’est la jeune fille dont je t’ai parlé qu’on emmène, le véhicule s’éloigne, sirène hurlante. Les parents suivent en voiture. L’effroi est là, palpable. On se croyait à l’abri, la Bretagne épargnée, en vert sur la carte, pauvre petite, le virus à portée de main. Dehors les langues vont bon train, tu es allé aux nouvelles, tu dis : ce n’est pas ce qu’on croit. Tu ris et tu me fais valser. Tu dis que c’est rien, juste une appendicite, qu’on ne s’y attendait pas, qu’on ne se souvenait plus que ça existait, tu dis que tu m’aimes et que la vie va reprendre. Tu regardes par la fenêtre, tu dis que le ciel est bleu et que demain il fera beau.