Chronique de Jacqueline

mercredi 29 avril 2020, par Frédérique Niobey

CHRONIQUE DU PRINTEMPS 2020

Dimanche 26 avril 2020

Il est 18 heures. Il fait beau. Il a fait beau toute la journée. Il a fait chaud. Un temps d’été. La saison est en avant. Dans le jardin le muguet et les lilas sont défleuris. Il n’y aura pas de muguet pour le bonheur du premier mai. Les feuilles immensément vertes des hortensias apparaissent juste sous le rebord de la fenêtre de ma chambre encore ouverte . Le garage du voisin d’en face est ouvert aussi. Grand. Le garage est toujours ouvert grand depuis le début du confinement. La voiture reste garée le long du trottoir. On ne la rentre plus dans le garage d’où il sort des bruits de scie à bois ou de scie sauteuse ou de ponceuse électrique. On ne sait pas très bien. On ne sait pas ce que fait le voisin d’en face. Il travaille du matin au soir autour d’une machine de son invention. De loin elle ressemble à un concasseur miniature. Un long tube perforé de trous enfilé dans le trou sombre du garage ouvert grand. Quelque chose pour trier, tamiser. On suppose. Le voisin est très affairé. On ne connaît pas bien le voisin. Il est là depuis peu de temps. A cause du confinement on n’a pas eu le temps de la connaissance. Les bruits du bricolage atténuent le silence assourdissant du boulevard St Germain. Il n’y a pas de voitures. Il ne se passe rien dans le Boulevard St Germain. Il est vide. On imagine que la ville au-delà est vide aussi ou presque. On imagine des gens seuls ou par deux ou trois qui déambulent munis de leur carte d’identité et de leur attestation de déplacement dérogatoire. Ils ont coché la cinquième case . Ils ont droit à une heure. Ils pivotent. Ils rayonnent dans leur surface circulaire autorisée. Leur Terre est devenue plate comme avant Galilée. On ne les entend pas. On imagine des enfants qui font du vélo à quatre roues sur la place du Monument aux Morts . En apprentissage dans un espace vide. Peut être. On ne sait pas. Il ne se passe rien. Comment écrire sur rien ? Comment écrire seulement sur des mots qui arrivent en voix off , des mots en traversée, en rafales à travers les médias-bombardiers : alerte coronavirus-restez chez-vous-respectez les règles de distanciation-lavez-vous les mains- restez confinés- ne sortez que par nécessité-modèle de société à revoir- cadre strict- pouvoirs publics- déconfinement- portez un masque- gestes barrière- cluster-désinfecter… Ecrire sur le poids de mots suspendus en escadrilles silencieuses dans un ciel étrangement trop bleu et qui tombent alourdis et lestés, droits, en piqués, en traversée, explosent et s’évanouissent avant que ne revienne une autre vague du bombardement planétaire de mots qui concordent, se contre-disent, prédisent, alarment, hurlent des chiffres de mort en statistiques échevelées angoissantes à l’infini.
Il est 18 heures 45. Les feuilles des hortensias affleurent le bord de la fenêtre de la chambre. Le soleil splendide et rouge illumine un peu le garage toujours ouvert grand du voisin. On pense que le voisin qu’on ne connaît pas va rester dans le garage ouvert grand jusqu’à la tombée de la nuit parce qu’on entend encore le bruit de la scie à bois ou de la ponceuse électrique.

Lundi 27 avril 2020

Il fait encore beau bien que de gros nuages s’amoncellent côté ouest. Le ciel sent l’orage toutefois et la chaleur est lourde à porter. La pluie viendra par l’ouest a dit Marie-Pierre Planchon ce matin aux infos de 8 heures sur France Inter. La pluie arrive toujours par l’ouest c’est une question de dépression. Il faut s’attendre à un temps instable avec averses et fraîcheur. Augustin Trapenard a lu la lettre d’intérieur de Mona Ozouf à tous ses amis. Les feuilles vertes des hortensias se sont emperlées de gouttelettes translucides. Le garage du voisin s’est ouvert grand si tôt le jour levé. Les bruits des machines arrivent assourdis à travers la fenêtre fermée de la chambre. Une autre voiture est garée le long du trottoir. Blanche et noire. On a vu une jeune femme blonde avec une valise monter l’escalier de la maison d’en face. Une soeur ? Une amie ? Une compagne ? On imagine. Toujours. On pourrait peut être se parler d’un trottoir à l’autre. Dans la distanciation de la rue. Quelques voitures dans le boulevard St Germain. Des travailleurs. Des caissières qui se rendent à l’Inter Marché de la Croix Hamon . La ville se tait depuis 42 jours. Le Beffroi, indifférent à la notion de temps égrène ses heures toujours dans ses habitudes séculaires . Heures en traversée. Comme les mots du Professeur Delfraissy sur les buts de la politique sociale, sanitaire, économique. Choisir de déconfiner pour des raisons sociétales. Pour un retour des enfants à l’école à cause des inégalités. Aura-t-on assez de masques ? C’est récurent les masques. On n’en n’avait pas alors on a dit pas besoin de masques . On a choisi le mensonge plutôt que la simple vérité et puis on s’est tracassé de Kim Jong Un . Le président Trump a dit qu’il était son ami. Il n’a pas twitté cette bêtise-là. Il l’a dite. Il gouverne avec sa bêtise c’est son sceptre et sa couronne. Des attributs de monarque qu’il s’attribue. Hypocrite. Tous. L’hypocrisie politique est une religion. Il pleut. La dépression est arrivée . L’orage gronde au loin. Les nuages noirs jouent aux paréidolies. Verra, verra pas dans les nuages ! Toujours le garage du voisin ouvert grand, les bruits de scies et maintenant deux voitures garées le long du trottoir.

Mardi 28 avril 2020

La grisaille recouvre le ciel tout entier. Il fait froid. Presque. Le garage du voisin d’en face est fermé. Deux voitures sont garées l’une derrière l’autre, devant la porte fermée. On n’entend plus le bruit des outils électriques. On a vu deux petites filles dans l’escalier. Très brunes. Des jumelles semble-t-il tant elles se ressemblent. La femme blonde est-elle leur maman ? On a vu aussi deux grands garçons ? Une famille recomposée. On ne sait pas. On imagine. Marie-Pierre Planchon dicte la Météo depuis son confinement. Il pleut. De grosses gouttes. On ne pourra pas rayonner à pieds sur nos nouvelles terres aplatie et imparties si cela continue. Les enfants de la maison du voisin d’en face vont rester à l’intérieur pour des devoirs écrits, des lectures, des découpages. On ne sait pas. On imagine. On n’aime pas cette immobilité du confinement. Les hortensias eux, aiment la pluie. Ils brillent. Rassasiés de fraîcheur. Les pharmaciens peinent à trouver des masques en tissu grand public. On écrit dans les journaux des millions de masques réalisés ou en cours . On portera un masque comme on porte une paire de chaussettes et le traçage numérique nous suivra partout. C’est déjà comme ça mais on ne l’a pas encore dit. On a dit que Kim Jong Un aurait voyagé dans un train plutôt que dans un avion. Mais on ne parle plus de la Lybie, des migrants noyés dans la méditerranée. Le voisin a dit par dessus la rue qu’il avait beaucoup voyagé, qu’il était policier, qu’il travaillait à la sécurité des Ambassades françaises à l’étranger et que son fils aîné était américain et français et que les filles étaient bien jumelles. Il a dit , par dessus la rue, que personne ne s’occupait de Jérusalem-est et de ses quartiers palestiniens abandonnés au virus de l’autre côté du mur de séparation. Il ne pleut plus alors les filles sortent et jouent à chat perché dans l’escalier. La Palestine va peut être disparaître sous un épaisse couche de covid19 et on attend 15 heures parce que le premier ministre va dévoiler le plan déconfinement. La pluie est repartie de plus belle. Les jumelles sont rentrées trempées. On n’a rien su de plus sur Kim Jong Un . Le garage du voisin d’en face est resté fermé toute la journée. La machine inventée est peut être achevée. On ne sait pas. Il n’a rien dit sur la machine par dessus la rue. On n’a pas osé demander.

Mercredi 29 avril 2020

43 ème jour de confinement. Marie- Pierre Planchon ne s’est pas trompée dans ses prévisions . Des flots de fines gouttes d’eau éclaboussent le rebord de la fenêtre. Emportée avec elles vers les Chroniques Martiennes de Ray Bradbury. Le premier vers du poème de Sara Teasdale sert de titre à une de ses nouvelles :Il viendra des pluies douces
There will come soft rains and the smell of the ground…
Il viendra des pluies douces et l’odeur de la terre…
Chaque nouvelle raconte une histoire qui s’intègre à une histoire globale. La pluie dégouline sur les vitres de la fenêtres de la chambre. Les hortensias n’en peuvent plus. La maison du voisin d’en face est silencieuse. Devant l’entrée du garage fermé une seule voiture noire et blanche. Celle de la dame blonde. Le vent violent s’est ajouté subitement à la pluie. La grisaille envahit la ville léthargique et au delà des Hauts de France, la Belgique s’embrouille dans son déconfinement alors qu’en France,si tout va bien le 7 mai, le 11 , une sorte de résurrection sera autorisée mais petit à petit et des enfants retourneront dans des écoles On ne peut pas ressusciter comme ça. On a peur . On va avoir peur. On nous a tellement fait peur. C’est glaçant. On sera glacé en vert ou en rouge. Des couleurs météorologiques qui vont plaire à Marie-Pierre Planchon. Vert, beau temps. Rouge, mauvais temps. Comme à la plage. Drapeau vert, baignades autorisées. Drapeau rouge, baignades déconseillées. On assiste peut être au déclin d’une civilisation décadente. L’envahisseur est un virus barbare invisible. Comme Rome le Monde porte son propre déclin à cause de ses politiques économiques excessives et instables et inhumaines. Le CAC 40 a repris des points ainsi que Dow Jones à New York. L’apocalypse est-elle dans la Bourse ? Toutefois, on doit apprendre à vivre avec le barbare, à vivre masqué. Les jumelles du voisin d’en face profitent d’une éclaircie pour jouer dans l’escalier, des masques de carnaval sur leurs visages et leurs cris aigus traversent les vitres de la fenêtre de la chambre. La dame blonde n’est sans doute pas leur mère. Les jumelles ne sont pas de la planète de la dame blonde. Elles semblent, dans leur jeux, laisser grande place à l’inconnu, à des découvertes incessantes, imprévues, magnifiquement maîtrisées. La voiture noire et blanche occupe seule l’entrée du garage. Le voisin d’en face qui est policier doit travailler cette semaine. On ne sait pas. On suppose . On ne voit plus la machine mystérieuse. On n’entend plus rien.

Jeudi 30 avril 2020

il fait froid. Les températures ne sont pas de saison a dit Marie-Pierre Planchon à 8 heures sur France-Inter. Il pleut. Des giboulées de mars en avril. Presque en mai. La maison du voisin d’en face dort encore . Pas d’école pour les enfants qui semblent sous la responsabilité de la dame blonde arrivée avec une valise et dans une voiture Citroën noire et blanche. Une voiture-Pie. Bloque seule la porte du garage qui reste fermée. Il manque une voiture. Le voisin policier doit peut être travailler au loin. On ne sait rien. On imagine toujours. Le journal parle d’un attentat anti-terroriste mais plus de Kim Jong Un et de son train. Le Président américain n’a rien twitté là-dessus ou bien on n’a pas su. Les lâcher en rafale de mots bombardiers et traverseurs de corps en vrac continuent. Folie meurtrière du serial killer invisible. Dégats collatéraux assurés. La reconstruction sera lente derrière des masques camoufleurs ou ne sera pas. On n’aura pas de temps pour ça. Comment déconfiner ? C’est récurent comme les masques. Il a téléphoné hier soir. Il a dit je viendrai vous voir demain, il a dit qu’il porterait un masque et que ce serait sans danger . Il y a six mois qu’on ne l’a pas vu. Il n’écrit pas. Il envoie des SMS ou des messages sur WhattSap . Parfois, il téléphone pour demander comment ça va .Demander si on est pas éreinté par la vie, la fin de vie comme il dit, rieur. Au téléphone, on a dit qu’il ferait sans doute mauvais temps et que de toutes façons on ne pouvait pas sortir avec lui. Il a sonné. On ne sait plus depuis combien de temps on n’a pas entendu le carillon de la sonnette. On a pensé qu’il n’existait plus de sonnettes pour aucune maison et aucun carillon de sonnette nulle part puisqu’on ne pouvait plus aller nulle part que sur notre Terre aplatie, tout seul ou entre confinés d’un même espace. Irréel , il est apparu dans l’encadrement de la porte. Je le vois. Je crois le voir. On ne peut pas le toucher pour être sûr que c’est lui. Une image de lui. Un masque cache son visage qui faisait qu’on le reconnaissait, qu’il était unique. Il est un regard. La porte laisse une bourrasque entrer avec lui. Froide. Si froide. Le sourire de ses yeux a éclairé l’entrée. Tu es venu malgré tout ? Tu as pris des risques là ! Tu as franchi la ligne rouge. Si la police !!! Tu vois en face c’est un policier qui acheté la maison. Au début du confinement. On n’a pas eu le temps de parler mais dans son garage il construit une drôle de machine. Inquiétante. On aimerait que tu voies ça. Si, si ça va. Enfin, on fait tout pour. Comme on peut. C’est pour la tête que c’est le plus dur. Et toi ? Ton télétravail ? Tu as dit alors que cela allait durer pour toi parce que travailler en open-space n’était pas compatible avec la distanciation. Tu as dit aussi que le calme de ta chambre te convenait et que tu travaillais mieux dans le silence mais tu as dit aussi que l’espace professionnel se mélangeait à ton espace privé et que par moment tu ne savais plus où se trouvait ta juste place. On s’est assis pour pour parler de toi surtout, de la peur universelle ressentie dans le silence, de la surmédiatisation de cette corona-crise et des peuples misérables et humiliés de l’autre hémisphère, des tendresses déchirées, des vraies tendresses dont on n’a tant besoin et des hortensias qui bordent la maison. Tu as dit qu’il y avait longtemps que tu n’avais pas vu les hortensias et c’était comme si tu les avais oubliés et que tu étais content de les revoir. Tu as demandé si tu pouvais rester jusqu’à demain. Le soleil a brillé pour chauffer la prochaine averse.

Vendredi 1er mai 2020

La pluie et le vent n’ont pas cessé. Le ciel est de plomb en ce jour férié durement acquis par les ouvriers américains et les ouvriers français. Un conquête du XIX ème siècle dans des manifestations brutalement réprimées. 8 heures de travail. 8 heures de repos. 8 heures de sommeil On a oublié tout cela dans les mots bonheur et muguet qui envahissent les écrans . On a oublié aussi que le maréchal n’aimait pas le rouge de l’églantine. Le maréchal l’a remplacé par le blanc du muguet et gardé le mot travail. Lui qui est arrivé hier, a dit qu’il s’était levé de bonne heure pour aller dans le jardin, pour revoir le jardin et chercher du muguet. Il a dit qu’il avait oublié aussi le jardin. Il a dit que le muguet était fané et que c’était bien parce qu’il aurait été indécent qu’il resplendisse. Il a dit que deux voitures étaient de nouveau garées le long du trottoir, que le garage du voisin était ouvert grand , qu’il avait vu la machine mystérieuse et aussi la dame blonde qui lavait le balcon à grande eau. En bottes et en survêtement. Elle semble chez elle dit - il. Il ne sait pas très bien ce qu’est cette curieuse machine. Un tamis sans doute. Pas inquiétant. Il a dit qu’il en avait vu un comme ça dans les parcs parisiens et qu’il servait à retenir les cailloux en trop plein dans les massifs et à rendre la terre plus fine. Il faut mettre la terre dedans et le faire tourner à la main. Il a dit que c’était une drôle d’idée de fabriquer soit même une machine comme celle-là parce qu’on en trouvait plein à vendre sur le Bon Coin. Il a ajouté qu’il serait content de retrouver la capitale que peut être il pourrait rentrer après le 11 mai lorsque l’entreprise aurait réorganisé l’openspace pour la distanciation mais que rien n’était sûr et que comme tout le monde il ne savait rien. Il a dit que le silence l’impressionnait beaucoup et que depuis la maison de ses parents, il pourrait peut être aller à St Malo puisque sa ligne rouge s’était élargie de 99km. Il a demandé si on avait entendu la nouvelle voix de la Télé et de la radio pour dire Alerte coronavirus ! Beaucoup plus rassurante , plus douce que la première voix qui faisait peur. Il fallait rassurer maintenant pour déconfiner le 11, que c’était une volonté du gouvernement. Avant de partir, il a redit encore que les hortensias dégoulinants de gouttes d’eau étaient très beaux et que désormais il ne les oublierait plus.

There will comme soft rains and the smell of the ground
Il viendra des pluies douces et l’odeur de la terre…

An not will know of the war, not one
Et personne ne saura rien de la guerre qui fait rage…

And spring herself when she woke at dawn
Et le printemps lui-même en s’éveillant à l’aube

Would scarcely known thet we were gone
Ne soupçonnera même pas que nous sommes partis .