Jour 29 du Grand Confinement

mardi 14 avril 2020, par Frédérique Niobey

Aujourd’hui mardi, comme tous les mardis maintenant depuis le début de ce Grand Atelier, retrouvons IVAN OROC sur le site Feuilles de Route de Thierry Beinstingel .

Ivan Oroc existe depuis maintenant 27 jours, Vous pouvez lire ce qu’il devient ici :

www.feuillesderoute.net/surivanoroc.htm

ou écouter ce qu’il devient ici :

http://www.lairnu.net/ce-qui-nous-e...

Une fois lus ou entendus les 7 chapitres de la semaine, eh bien il ne vous reste plus qu’à imaginer le vingt-huitième !

La faim probable le tira de son sommeil.
Où avait-il atterri ? Les dernières images, un camion blanc, ses propres affaires déménagées.
Et puis le vide, grand trou noir.
Il n’avait plus sa combinaison. Il était revêtu d’un pyjama, plutôt doux. Dans un vrai lit.
Tout était propret, dans cette élégance du dénuement. Il se sentait curieusement en sécurité.
Son échappée toute modeste, mais réelle fuite, qui plus est de chez lui, l’avait épuisé.
Il n’aurait su dire combien d’heures, de jours peut-être avait-il erré ?
Il sentit sa main, son bras : un doux parfum de gel douche dont il avait complètement oublié l’odeur.
Il mesurait son geste sensuel. Il n’avait plus senti son corps comme un « vrai corps d’homme désirable et désiré ».
Ses dernières semaines recluses, l’avait mené dans un état de survie, en dehors de toute réalité.
Ivan s’étira, il arriva à se lever, et aller jusqu’au rebord, ce n’était pas vraiment une fenêtre, il n’aurait su dire.
Il se dirigea plutôt à l’opposé, poussa la porte qui n’opposa aucune résistance.
Il repensa à la téléportation dont lui avait parlé Mira. Aurait-il pu être téléporté lui aussi ?
Il découvrit une pièce, petite, nette, fonctionnelle que tout présentait comme étant une cuisine.
Une petite table nappée, le couvert y était dressé : corbeille de fruits, pain avec un Thermos qu’il ouvrit :
La bonne odeur de café. Il se sentit comme dans le conte des trois ours, pas du tout chez lui,
mais affamé, et ne résista aucunement à s’installer.
Une phrase de Louis Aragon était encadrée sur le mur immaculé :
« Quand je me retourne en arrière, c’est moins de mes souvenirs que je m’émeus, ces jours-ci,
je veux dire à cet âge de brume où me voici, moins de mes souvenirs que de ce qui m’en échappe.
Blanche ou l’oubli, 1967. »
Depuis combien de temps n’avait-il pas pris un tel petit déjeuner ?
- Vous avez bien fait de faire comme chez vous ! dit une voix enjouée.
Stéphane

Ivan Oroc restait sidéré . Il était à la rue. Que faire ? Retourner dans son appartement vide ? Frapper à la porte d’un voisin de l’immeuble pour demander de l’aide ? Contacter Bob ? Ou bien encore rester tout simplement dans la rue et se trouver un petit coin discret en attendant des jours meilleurs ? Et s’il finissait par se faire arrêter, que lui arriverait-il ? Les questions tournaient à un rythme fou dans sa tête. Il restait là dans l’encoignure de la porte sans prendre de décision.
Il devait être bientôt 14 heures quand il sentit la faim le tenailler. Comment allait-il se nourrir ? Il en vint à regretter son confinement et le confort qui allait avec. Il eut l’idée d’aller visiter d’autres cours que la sienne. Puisqu’on venait le nourrir, on devait le faire aussi pour d’autres personnes. L’idée était bonne. Il trouva trois cours où des paniers pendaient au bout de leur corde. Il observa les fenêtres : Personne. Le plus rapidement possible il jeta un coup d’œil dans chaque panier. A cette heure malheureusement ils étaient vides. Sauf un où il restait un paquet de chips. Il le fourra prestement dans sa poche et déguerpit comme un voleur qu’il était devenu. Il dévora le contenu du paquet, caché dans une entrée d’immeuble derrière une porte cochère. Mais les chips donnent soif. Il lui fallait de l’eau. Il savait que dans le quartier se trouvait une fontaine publique dans un petit square. En passant devant il y avait vu des enfants s’y abreuver. La bouche sèche autant par la soif que par la crainte d’être découvert errant dans les rues, il se dirigea vers le square jouant toujours son rôle de nettoyeur, faisant semblant de chasser les détritus. Cela lui permettait de jeter un coup d’œil aux alentours sans attirer l’attention des quelques piétons croisés à distance, et de repérer les endroits susceptibles de l’accueillir pour la nuit. Car toutes ces recherches lui avaient pris une bonne partie de l’après-midi. Il commençait à avoir mal aux jambes et au dos. Il était debout depuis le milieu de la nuit, il avait beaucoup marché, exercice qu’il n’avait pas pratiqué depuis bien longtemps. Le square était désert. Il but à la fontaine et alla s’asseoir sur un banc devant des balançoires vides qui ondulaient toutes seules au gré du vent.
Qu’allait-il devenir ? pensa-t-il sentant monter l’angoisse dans sa poitrine.
Françoise
On peut écouter Françoise lire son texte ici :

Stupéfait et inquiet Ivan Oroc n’osa pas s’approcher de la camionnette blanche qui chargeait les meubles de son appartement sous son nez. Tout espoir de se réinstaller chez lui comme au temps d’avant s’envolait violemment. Il se sentit terrorisé, impuissant, apeuré par le gabarit du déménageur qui soufflait comme un phoque à l’arrière du véhicule. Certainement, il appartenait aux brigades policières qui distribuaient des amendes à tout va. Des larmes contenues piquèrent ses yeux ébahis. On lui enlevait ce qu’il avait de plus cher, la salle à manger de ses parents et son setâr perse. Qu’allait-il devenir maintenant ? On lui avait tout pris. Il pensa à Mira. Son cœur se serra encore plus fort. Où était parti l’enfant qui voulait tant apprendre la langue française pour faire venir sa grand-mère auprès d’elle ? Affublé de cette combinaison de nettoyeur, de ce heaume qui le rendait méconnaissable, de ce badge qui ne lui servirait sans doute à rien, il n’entrevit qu’une solution horrible : celle de la rue. SDF Voilà ce qui l’attendait maintenant dans cette ville qu’il ne reconnaissait pas, qui n’était pas celle qu’il avait quittée un soir d’élections municipales alors que son nom ne figurait pas sur les listes. SDF dans une ville où un régime totalitaire était en train de s’installer sans que personne ne réagisse, sous un prétexte peut être fallacieux. SDF dans un monde d’invisibles, d’oubliés, de délaissés, de cabossés de la vie, d’errants, de vagabonds, de clandestins de sans papier. Il se rappela des livres de Virginie Despentes avec son Vernon Subutex. Peu probable qu’ils aient échappé au massacre de la littérature compte tenu du sujet traité.
Lorsqu’on brûle les livres, on n’est tout prêt de la dictature. Irait-il comme Vernon se réfugier aux Buttes Chaumont ? Au creux d’un arbre. En y pensant, il se trouva quelques points communs avec le héros de ces romans dépendant du Samu social, et des associations caritatives en tous genres, des copains ou des rencontres fortuites douces ou violentes.
Ivan Oroc fit demi-tour accablé et commença une longue, longue marche.

JM

La camionnette démarra et passa devant Ivan Oroc qui se rencogna dans un coin obscur. Une voiture noire surgit et s’arrêta dans un crissement de pneus, deux hommes en complets noirs et lunettes sombres en sortirent et pénétrèrent dans l’immeuble d’Ivan. Celui-ci sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, ces hommes étaient certainement des agents du gouvernement et ils étaient à sa recherche.
Il distança son quartier, marcha longtemps, la peur et la faim au ventre, il se retrouva perdu dans une petite ruelle lugubre, il était devenu un fugitif, traqué à l’instar de Richard Kimble mais si terriblement seul, au bord de la nausée il entendit un cri léger, c’était un animal avec un corps allongé, des pattes courtes, une fourrure blanche et des yeux rouges qui le fixaient sans ciller, « un furet albinos » décréta Ivan, qui avait pensé à un (très court) moment prendre un animal de compagnie. Le furet fit quelques pas et le regarda, Ivan avait l’impression qu’il l’invitait à le suivre et lui emboîta le pas, il le guida jusqu’à une sombre demeure tapie au fond d’un jardin, Ivan poussa la grille qui s’ouvrît sans même un grincement, il suivit l’allée, la porte d’entrée était ouverte
et donnait sur un corridor chichement éclairé.
- Par ici !
La voix était dure et impérieuse, Ivan pénétra dans une salle, l’unique lumière provenait d’une cheminée dans laquelle brûlaient des bûches qui crépitèrent violemment à son entrée, un homme se tenait devant, lui tournant le dos, à ses pieds, couchés, deux dobermans tels des cerbères dardèrent leurs regards de feu sur lui.L’homme était massif avec une chevelure et une barbe hirsute d’un noir de jais zébré d’argent, des
yeux ronds enfoncés, charbonneux, inquisiteurs et un embonpoint digne d’un de ces géants que l’on rencontre dans les contes, sur sa bedaine une boucle de ceinturon, énorme, gravé d’un mystérieux symbole.
- Le maître vous attend. Suivez Seb !
Un des molosses se leva, étira paresseusement ses muscles puissants et se dirigea vers un escalier au fond de la salle, Ivan, interloqué, ne sut que dire et l’homme le congédia d’un signe impatient de la main, la bête attendait, ses yeux brillaient dans l’obscurité comme des charbons ardents, l’épuisement terrassait Ivan mais ne sachant que faire il suivit son guide, ils grimpèrent quelques marches débouchant sur un couloir obscur où des formes vagues et menaçantes semblaient prêtes à bondir, le chien s’arrêta devant une porte, il attendit, Ivan ouvrit, inquiet de ce
qui l’attendait mais soulagé de voir le molosse s’éloigner. Il entra, c’était une magnifique pièce circulaire aux murs recouverts de livres, au milieu trônait un bureau couvert de manuscrits, à côté, dans une vitrine était exposée une épée d’argent et des poignards incrustés de rubis.
- Prenez place, je vous en prie
Derrière le bureau était assis un homme, sans doute de (très) petite taille car Ivan n’en voyait que la tête, au demeurant très jolie, des longs cheveux noirs, lisses comme du satin avec des reflets bleus, une peau blanche, pâle, une bouche fine dessinée comme celle d’une fille, des yeux en amande, d’un jaune ambré. L’homme, de son petit bras indiqua un fauteuil, Ivan s’assit, mal à l’aise, son hôte le considéra avec curiosité, il semblait attendre quelque chose d’Ivan (mais quoi ?) puis il se mit à débiter d’un ton impatient une phrase qu’Ivan ne comprit pas ( une langue
étrangère ? Une formule magique ?) Il semblait désormais beaucoup plus âgé, son visage s’était ridé en une moue dédaigneuse :
- Vous n’êtes pas celui que j’attendais !
Ivan en était bien conscient, il opina du bonnet soucieux de ne pas en rajouter. L’homme haussa les épaules et redevenant affable proposa un petit en-cas.
Ivan ravi de ce retournement de situation acquiesça. Le thé était amer mais la collation délicieuse, la panse pleine, il se sentit ragaillardi et plein de confiance, il piqua du nez sur son fauteuil.
Ivan Oroc se réveilla, lové dans une chaude couverture, la nuit était tombée, une lune pâle, presque transparente brillait au dessus de lui. Il était recroquevillé dans l’encoignure d’une porte cochère.
Roselyne