Jour 23 du Grand Confinement

jeudi 9 avril 2020, par Frédérique Niobey

Avant que nos livres, infestés de virus, ne disparaissent comme ceux d’Ivan Oroc, faisons aujourd’hui le tour de notre bibliothèque et rêvons, tel Roberto Bolano dans Un tour dans la littérature , que nous rencontrons ces écrivains qui nous emportent, parfois, loin de notre chambre de confiné-e-s.

UN TOUR DANS LA LITTERATURE Roberto Bolano (extraits)

Dans mon rêve, il était assis là, dans un fauteuil près de la fenêtre. Tirant sur sa pipe, environné d’un nuage de fumée. Il regardait le jardin s’égoutter de la dernière giboulée de mars. Je n’osais le déranger, le sortir de sa rêverie. J.K. Tolkien devait imaginer un paysage de la Comté, une aventure nouvelle pour Frodon. J’étais très impressionnée par cet homme dont les récits m’avaient tant passionnée. J’étais heureuse de l’accueillir chez moi et de lui montrer ma bibliothèque avec ces œuvres en bonne place. Mais je ne voulais pas qu’il voit « Bilbo le Hobbit » effeuillé et caviardé lors d’un stage avec Frédérique, alors je le cachais discrètement dans un tiroir.

J’ai rêvé que Jack Vance me recevait sur une de ses planètes aux coutumes si différents de celles de la Terre. Les gens ne devaient pas se côtoyer de près, ils étaient tous enveloppés de grandes capes multicolores dont la capuche descendait jusqu’au menton, était percée de deux orifices pour les yeux et resserrée au niveau du cou. Les gens mangeaient derrière un petit écran posé sur les tables des restaurants et celles-ci était installées à bonne distance les uns des autres. Jack m’expliqua qu’un siècle auparavant avait sévi une grande pandémie qui avait tué beaucoup d’habitants de cette planète. Ceux-ci avaient gardé les gestes barrières imposés à l’époque. Cela aurait beaucoup intéressé Ursula Le Guin.

J’étais assise sur un banc de la place d’Arezzo à Bruxelles et j’écoutais les perruches se disputer dans les feuillages. Quand Eric - Emmanuel Schmitt vint s’asseoir à mes côtés. Quelle aubaine ! Pouvoir lui dire combien j’avais aimé « La part de l’autre », pouvoir échanger sur Beethoven, Mozart et Bach mais il était pressé : l’écriture d’un roman lui prenait tout son temps.
Françoise G.

J’ai rêvé que Marie-Hélène Lafon visitait avec moi mon jardin potager. Le temps était au beau fixe. Je lui racontais, en marchant dans les allées bordées de corbeille d’argent, l’ histoire de mon oncle Lucien et de ma tante Louise. Ils avaient une ferme, Le Rocher Nids de Pies du côté de Baillé, du côté du Coglès , un mot qui vient de l’eau. Ils élevaient des vaches dans un beau paysage où j’aimais à me perdre. Ils s ‘aimaient tant et tant dans les creux de leurs champs. Ils s’aimaient tant et tant qu’ils moururent tous les deux, à la même heure, au même instant, dans des hôpitaux différents.

J’ai rêvé qu’apercevant Christian Bobin assis à la terrasse du Café de Paris , je suis allée m’asseoir auprès de lui. Nous avons bavardé . Il m’a dit « ce qui nous sauvera, ce qui doit nous sauver c’est la simplicité. Il m’a dit que les livres sont des âmes et les librairies des points d’eau et que le confinement serait une bien grande chance pour les âmes des livres ».

J’ai rêvé qu’après une longue route du matin vers le Sud, j’ai rejoint Jean Giono. Ses cheveux avaient blanchis. Après un dîner du soir, nous nous sommes approchés d’un feu de cheminée. Il m’a expliqué pourquoi il avait pris pour titre un choral de Bach en supprimant le premier mot. Alors j’ai compris que je ne devais plus avoir peur et que ma panique matinale était finie.

J’ai rêvé que je rencontrais Annie Ernaux. Toutes deux, nous avions dix-huit ans, le même âge en l’été 58. En sortant du lycée, sur un banc du jardin public, nous nous sommes assises. On a parlé de nos rêves. Nos parents morts ressuscitaient avec une petite sœur encore gamine. On a parlé de nos années 60, de nos hontes supportées et de nos luttes féminines très engagées.
On a vu, tout à coup, sur les tours du château, le soleil se coucher.

JM

J’ai rêvé que je descendais les rues pentues de Saint-Florent le Viel. J’essayais de ne pas perdre de vue Julien Gracq qui voulait me montrer je ne sais quoi et dégringolait vers la Loire avec une agilité confondante, le regard rivé au-delà de l’eau comme celui d’Aldo sur les Syrtes. Alors je vis se profiler sur l’autre rive la forteresse d’Orsenna et l’augure d’un enfermement.

J’ai rêvé que je faisais une promenade à vélo avec Boris Vian. Je ne sais plus d’où nous venait cette sensation de liberté nouvelle. Nous parcourions les routes sablonneuses d’une interminable forêt. Était-ce Fontainebleau ? Il zigzagait entre les nids de poule et trompettait en riant Je voudrais pas crever.

C’était un de ces rêves qu’on fait au petit matin. Marguerite Yourcenar, très remontée par un vers de Sappho rétif à la traduction, voulait à toute force me refiler son habit d’académicienne qui à ses dires l’emprisonnait. Sauf l’épée. Je tentai d’argumenter. « Je la garde, me dit-elle, en mémoire d’Hadrien ».

Mon rêve m’avait menée à la porte de la prison de Giono. On refusait de me laisser entrer sous le prétexte d’une pitoyable attestation que je ne pouvais présenter. Je tempêtai en vain, vite jetée dehors manu militari. J’étais là, à la porte, hantée par une double image. Un Roi sans divertissement dans sa cellule et sur les collines de Manosque l’infatigable marcheur en quête de contes et des senteurs de sa terre.

Rêve étrange encore cette nuit dans les intermittences de l’orage. J’étais dans un pub avec Virginia Woolf. Son regard errait dans la fumée de tabac et les vapeurs du thé que nous avions commandé. Je me disais que tout pourtant, autour de nous, invitait à la bière, l’odeur, le cuivre patiné des tirettes, le vieux comptoir de bois bruni. Elle cependant ne semblait occupée que du vent dehors, des froides bourrasques qui soulevaient les vagues au large, au pied du phare. « Vivre là-haut, dit-elle, vivre là confiné »

J’ai rêvé de Nikos Kazantzaki ! Ça alors ! Il me donnait une leçon de sirtaki, sur une plage près d’Heraklion. Et il riait, il riait. « Non, tu n’y es pas, laisse-toi aller, et d’abord enlève tes sandales ». Mais j’étais crispée. Normalement on ne devait ni s’éloigner de chez soi, ni rencontrer d’autres gens. Lui continuait de me chanter l’air sur lequel je devais caler mes pas. Mais oui… La musique de ses livres me revint, la lumière de Crête, Pâques, la douce explosion d’avril, Zorba l’homme libre qui aimait tant danser. Mes pieds s’envolèrent.

Antoinette

J’ai rêvé qu’Haruki Murakami, le premier jour du printemps, m’emmenait au parc Shinjuku Gyoen à Tokyo contempler les cerisiers en fleur (sakura). Sous une pluie de pétales de couleur rose, il me chuchotait à l’oreille : Sakura Sakura Ils tombent dans les rêves de la belle endormie *

J’ai rêvé que me promenant dans les rues de Naples, je croisais Elena Ferrante ( ou du moins quelqu’un que j’imaginais pouvoir être Elena Ferrante), elle était accompagnée d’une très jolie femme léchant avec gourmandise un cornet de gélato rose pâle, devant mon air alléché, elle m’indiquait d’un geste le camion du glacier un peu plus loin. Elle ressemblait trait pour trait à l’idée que je me faisais de Lila, l’amie prodigieuse.

J’ai rêvé que Siri Hustvedt et Paul Auster m’invitaient à une soirée jazz dans leur loft à Brooklyn. Tout en sirotant un de ces fameux cocktails new-yorkais, ce soir là un molotov incendiaire, je m’approchais de la baie vitrée, devant ce spectacle magnifique d’un coucher de soleil sur le Brooklyn bridge, je me sentis pousser des ailes et m’élançais, dieu merci la porte était fermée.

J’ai rêvé que Fred Vargas m’écrivait pour que j’aille d’urgence à Londres. Elle me conseillait de prendre l’eurostar, Elisabeth Georges m’attendrait à la gare de London-St Pancras, elle avait besoin de mon éclairage de spécialiste du « tout et rien » pour résoudre une affaire d’une banalité extrêmement sensible qui la déconcertait profondément.

J’ai rêvé que Ken Follet était assis dans mon canapé, entouré de catalogues de toutes tailles, il avait le cheveux hirsute, coiffé en bottes de foin, il tournait des pages avec fureur puis il s’arrêtait extatique sur un modèle qu’il pointait d’un doigt sec, « c’est celui-là qu’il te faut » me disait-il d’une voix sépulcrale, c’était une robe de bure.
J’ai rêvé qu’une bande de crétins m’avait capturé, emmené sur une île et séquestré dans un cachot froid et humide. C’était Alexandre Dumas qui avait sorti une énorme clé rouillée et avait fermé la porte à double tour en ricanant méchamment.

J’ai rêvé qu’Aude Picault m’avait dessiné sur un très beau voilier, puis elle avait crayonné une mer démontée, avec du vent et des vagues, une vraie tempête. Elle ne savait pas que j’avais le mal de mer ?
Roselyne

J’ai rêvé que je sortais du jardin de Maria Hofker,
des fleurs des roses « Les écrire, les dessiner »
Maria avait pensé que son jardin vivrait toujours de cette façon-là.
La préface a été confiée à Anna Gagalda.
Cette histoire était partie d’une lettre, et d’un livre,
relégué dans les réserves d’une vieille bibliothèque.

Au hasard d’un rêve, je me suis retrouvée avec Monsieur Prévert qui
venait de rencontrer Quatre-mains-à-louvrage sur l’ile Baladar.
Avec toute la poésie qu’on lui prête, et qu’on va rechercher avec grand plaisir.
je suis monter sur un cheval blanc, en sortant de l’école, foulant les feuilles mortes.
Un vrai inventaire, qui dirait je suis comme je suis, un tourneur de ritournelles.

Pendant la nuit précédente , j’ai imaginé le destin des enfants rois.
j’ai rêvé d’un voyage à Salonique où,
j’avais pour amis Diane, Démosthème, Basile et Périclès.
Pas question de voyage en avion, nous étions remonté en l’an 1880.
Mon copain de classe s’appelait Bernard Lentéric,
son rêve était de devenir écrivain.

Pendant la nuit , de Nantes à Brest, j’ai empruntée le canal
d’une exploration de la « Province de l’âme »,
chère à Julien Gracq et à ses promenades ici et là.
Tout « un voyage en Bretagne » j’ai croisé :
Alexandre Dumas en cuisine à Roscoff,
Victor Hugo au bagne de Brest,
Proust devant une tempête à Penmarch,
Colette et Sarah Bernard à Belle-île,
Max Jacob et ses correspondances brestoises,
sur le pont de Cornouaille à Quimper.
J’ai même croisé Jean cocteau à Pont-Aven à Noel 1943,
qui venait de quitter Milly la foret où,
il projetait la décoration de la Chapelle des Simples.

J’ai rêvé une relation idyllique Mères et filles, d’Eliacheff
avec Annie Ernaux, loin de la Femme gelée.
Chacun cherchait une place, et le vrai lieu dans sa mémoire de fille
pendant toutes les années .

J’ai embarqué de nuit sur l’ile des gauchers où j’ai croisé Jérémy Cigogne,
ce bel aristocrate anglais amoureux fou de sa dulcinée
joliment prénommée du doux nom d’Émilie.
Un voyage sur les Utopies du XIXème siècles, par l’agence Alexandre Jardin.

J’ai rêvé d’Anna Gavalda qui l’échappait (échappée)belle,
en plein désordre amoureux, au pays du Dilettante.
J’ai rêvé de la vie en mieux, pour Billie et son amoureux Stoner,
professeur assez fade.
S’il suffisait de fendre l’armure, pour que quelqu’un m’attende quelque part,
alors je prendrais 35 kilos d’espoir, et ce serait une vraie consolante !
J’avais Cent ans de solitude . J’étais toujours amoureuse de Gabriel Garcia Marquez
et rêvais que c’était avec lui et le vieux qui lisait des romans d’amour ,
que j’avais chassé la panthère et autres gros félins.

Quant au livre de ma mère, même lu par Albert Cohen,
il m’a profondément endormi. Je l’avais pourtant écouté en audio durant mon repassage.
je n’ai rien fini ce jour là.

Stéphane.

J’ai rêvé que je me confinais dans le Vermont et que John IRVING était mon voisin, lui aussi se confinait. Derrière les barbelés, dans le jardin John IRVING écrivait sur une table en formica marron foncé. A distance, on avait bu du vin, chanté des chansons d’Edith PIAF. Dans la bouche de John IRVING qui maîtrisait notre lange résonnait un accent étrange. Le COVID 19 emportait John IRVING après de longs mois de réanimation. Puis le confinement avait été levé, je pouvais rentrer. On venait de me déposer un carton. A l’intérieur se trouvait une grosse liasse, on pouvait lire sur le dessus en grosses lettres noires « LE NOUVEAU MONDE DE GARP » de JOHN IRVING. J’avais un trésor entre les mains

Laurence