Appartenir à la francophonie

mardi 20 mars 2018, par Sarah Newton

Depuis deux ans j’écris en français. Ou, du moins, j’essaie. Des romans, des nouvelles, des essais, des articles. En tant qu’Anglaise, malgré mes longues années d’étude à l’école, mes douze ans de vie passés ici en Normandie, mon amour profond pour la littérature et la culture française, écrire dans la langue d’un autre n’est jamais chose facile. Tout ceci nonobstant, je viens de me rendre compte d’un fait surprenant, quelque chose qui, maintenant, me paraît une évidence, mais, peut-être comme toutes les évidences, n’en était pas une avant.

Lorsque je construis mes textes en français, je travaille et retravaille les mots. "Que dirait un Français, me demandé-je, comment formulerait-il un tel concept ?" J’essaie de mettre en marche dans mon imaginaire un Français ou une Française idéalisée qui parlerait un français parfait et élégant, représentant de la langue de Molière (ou de Rimbaud, ou de Virginie Despentes) qui devrait, je raisonne, exister dans sa totalité dans mon inconscient, si seulement je pouvais le sommer d’apparaître. Je considère mes mots, encombrés de mon passé, de ma lecture, de mes études d’autres langues – pas uniquement de l’anglais, mais du russe, de l’allemand, du japonais - et je m’efforce de chercher des tournures qui ne résonnent pas d’une telle étrangeté, mais d’une appartenance essentielle à la tradition écrite française.

Cher lecteur, vous avez peut-être perçu là où je me suis fait piéger. Mais moi, il fallait qu’un autre - en fait plusieurs autres - me l’explique.

Un bon ami qui me soutient profondément dans mes efforts littéraires m’a fait remarquer un jour : " Tu sais, j’aime ta façon de t’exprimer. Tu utilises les mots d’une manière différente à laquelle on se serait attendu. Quand on te corrige, il ne faut pas que ça soit perdu. C’est intéressant, rafraîchissant. Ça apporte quelque chose à la langue."

"Oui, ai-je répondu, mais j’ai du mal à comprendre le moment où mon français personnel devient un mauvais français. Que ça sonne exotique, intéressant, rafraîchissant, tout ça, c’est bien, mais si ça sonne faux, poussif, maladroit..."

Tout de même, son commentaire m’a troublé. Et, aussi, a excité ma curiosité...

J’ai commencé à me renseigner sur le concept de la francophonie. Bien entendu, de telles étiquettes existent partout sur les étagères des libraires en France, désignant les écrivains qui écrivent en français mais qui ne sont pas considérés comme des "écrivains français". Mais le terme implique beaucoup plus que ça. Il ne s’agit pas simplement des écrivains qui essaient d’écrire un français monolithique et idéalisé sans y arriver, mais plutôt de ceux qui écrivent une langue française complètement réelle, vivante, valable, mais qui diffère de la langue française "officielle", telle qu’on l’imagine en se prétendant membre de l’Académie française. Il existe une pluralité de langues françaises, dont chacune charrie son propre fond culturel, sa vue du monde, sa façon à elle de concevoir les choses et de les exprimer.

Comme j’ai dit, tout cela devait m’être déjà évident mais ne l’était pas. Dès ce moment, une nouvelle perspective commençait à se pointer par devers moi, moins définitive, plus déroutante. En quoi consistait-elle, cette perspective ?

En ceci : que, quelque part, il existe une langue française bien à moi. Une langue qui s’exprime avec élégance, avec profondeur, qui ravit ses lecteurs, qu’ils soient français ou non, mais qui n’est pas forcément identique à la langue française telle qu’elle est parlée et écrite par les lecteurs et écrivains qui ont grandi dans l’Hexagone. Une langue qui se montre foisonnante de mes propres antécédents littéraires — de mon amour pour le paysage sauvage du nord de l’Angleterre, de mon instinct pour la poésie et les rythmes anglo-saxons qui se font entendre dans mon choix de mots et de concepts, de mon acquisition des images, des métaphores, des philosophies — bref, des cultures littéraires — de l’Allemagne, de la Russie, du Japon, ainsi que de mon Angleterre natale et bien sûr de ma belle et chère France, mon pays d’adoption.

Et la facette déroutante ? Comment juger le moment où je m’approche de cette langue française personnelle, de cette francophonie à laquelle j’appartiens et que je vise à incarner. Chaque fois que l’on écrit en français à l’école, ou pour un professeur, ou tout simplement d’une manière correcte du point de vue grammatical, il est facile d’identifier ses erreurs et de les corriger. Mais si on ne veut pas endommager sa propre voix, détruire sa facilité à employer des images, des constructions qui englobent sa façon de voir le monde, bref, qui manifestent sa propre francophonie — comment juger cela ?

La francophonie se présente comme un paradoxe délicieux. Elle est à la fois autre et sienne ; individuelle et cousine. Et, peut-être, elle incarne en soi le potentiel d’enrichir la langue française d’une diversité époustouflante de points de vue, de goûts, d’expériences. Et, éventuellement, il devient une évidence aussi qu’il n’existe pas une pluralité de langues françaises, mais une seule, globale, riche et internationale, qui se renouvelle constamment, qui bourdonne de créativité, et qui est notre patrimoine à nous tous.

C’est ça la francophonie à laquelle je veux appartenir.