Tout fait ventre et signe et piste...

mardi 9 février 2016, par Frédérique Niobey

Tout fait ventre et piste et signe , le monde est inépuisable. Un chien, un chien peut suffire, suffit, surtout un chien qui s’appelle Oscar. Un chien s’est appelé Oscar dans ma vie, comme dans de très nombreuses vies ; un Oscar fait forcément motif et récit ; le récit prolifère dans le sillage d’un Oscar. Cet Oscar apparaît en très grand format, je le vois placardé dans les couloirs du métro parisien et sur les bus le mardi 24 juin 2014. C’est un chien noir et blanc, l’œil petit, vif et brun, le pelage fourni noir souple tiède et doux, gorgeron blanc irrésistible ; ce chien est doux ; la légende de l’affiche dit, j’ai tellement peur que mon maitre se soit perdu, Oscar, abandonné le 6 juin. C’est une campagne lancée par une association militante dont le logo figure en bas à droite de l’affiche. Je vois le chien ; d’abord ça me donne envie de pleurer ; ensuite je vois le chien et aussi le maître, qui s’appellerait Emmanuel S., trente-neuf ans, mauvaise passe, mauvaise pioche, tunnel. Il retourne vivre chez ses parents, c’est ça ou la rue. Il aurait dormi dans sa voiture... (…) C’est comme ça ; ça se fait comme ça, en se faisant ; ça se continue sourdement dans les labyrinthes.
Marie-Hélène Lafon. Extrait de Chantiers.

Tout fait ventre et piste et signe… Aller chercher dans le réel ce qui pourrait être une piste à suivre, qui deviendrait fiction.

Tout fait ventre et piste et signe.
Tout commence par une chanson dans le métro parisien. Dans la rame, l’artiste, une jeune femme, entonne la chanson « Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux…. ».
La musique se détache, tonitruante, vorace. Elle me happe, m’envoûte, me capte.
Je fixe les lèvres charnues, maquillées avec soin, rouges carmin, et le beau visage brun, mince et gracieux.
J’écoute avidement la force du chant profond, puissant qui tranche avec l’apparente fragilité de la chanteuse frêle et gracile …
Les mains triturent, avec habilité, les touches nacrées de l’accordéon. C’est un bel instrument, bien entretenu, rouge et blanc. Son outil de travail.
Je m’évade alors, me glisse dans le mélodieux sillage, dans le joyeux tourbillon des notes. Je m’immisce dans la vie de l’artiste….

Elle s’appellerait Sonia, étudierait le droit, en 2ième année. Elle serait partie au « grand Dam » de son père. Elle aurait choisi, contre le gré paternel, de quitter sa Bretagne natale, de monter à Paris. Il l’avait, pourtant, prévenue qu’il ne l’aiderait pas à assouvir son caprice d’étudier à la Sorbonne. Elle s’était entêtée, certaine de sa décision. Alors, elle accumulait les petits jobs pour survivre.
Comme bagage, elle avait embarqué son accordéon, un héritage, un legs précieux, un bien de famille, le cadeau de son Père pour son bac. Lui-même l’avait reçu de son père. Cet instrument brillant, aux touches étincelantes, c’était leur généalogie, leurs tripes, comme un flambeau qu’on se passait lors d’un relais, pour égrainer les mêmes notes au fil des mêmes chansons, avec la même ferveur, au contact des mêmes doigts agiles.

La RATP rémunère ces artistes nomades qui larguent leur répertoire musical dans les longs couloirs inhospitaliers, les gares froides, les rames d’un réseau d’usagers pressés et inattentifs. Gaieté urbaine, artificielle, vivier cosmopolite, classique ou variété, méli-mélo instrumental et vocal.

Argent de poche ou mode de vie saltimbanque ou … faute de mieux.
Pour Sonia, ça serait un peu des trois.

Elle serait montée là, à Paris, par amour aussi, en claquant la porte, libérée du joug paternel, chargée de l’accordéon. Elle aurait rejoint son amoureux, Christian, qui lui avait ouvert les bras, son cœur, les portes de Paris. « Come Prima, tu me donnes tant de joie … ».

Il lui avait pourtant assez dit, suffisamment crié, son père qu’il ne la reprendrait plus chez lui, que la Sorbonne était un refuge de soixante huitards, de gauchistes chevelus et fainéants. Il l’avait suffisamment mise en garde qu’il la rejetterait si elle s’obstinait..
Elle les avait juste entendus, sans les écouter, ces avertissements de loyers parisiens exorbitants, de cette matière, Le Droit, qui ne la mènerait à rien. Propos autoritaires, démodés, lourds, compacts, blessants et incongrus sur les frêles épaules de ses 20 ans rebelles et affamés de découverte.

Alors, voilà, chaque jour, depuis deux ans, sur la même ligne, elle arpentait les rames, elle chantait « Domino, j’ai le cœur comme une boite à musique … ». Elle s’accaparait les ritournelles d’un autre âge, de celles qui s’adaptent mieux à l’accordéon, qui sont propices à un instrument trop désuet pour les compositions actuelles. Elle clamait haut et fort des chansons qui ont appartenu à ma mère, aux joyeuses années d’après guerre. Une autre voix, une même émotion.

Terminus de la ligne. Elle sourit … Le lourd accordéon respire, insuffle encore l’apaisante mélodie. Le soufflet vibre entre ses bras, s’y gonfle, s’époumone, se rétracte et inspire.

Charles-de-Gaulle, l’accordéon s’est tu. Sonia semble irradier la station Etoile. Le regard brillant, brun et doré, pétille.
Je me lève vers elle, pose une pièce au creux de la longue main musicienne, déliée, brune et fine. Je la remercie pour ce voyage, hors du temps, empreint d’émotion et de tendresse.
Elle range, avec délicatesse, l’accordéon rouge et blanc.

Mes yeux embués n’ont rien vu des arrêts aux stations, du défilé des anonymes voyageurs aux allures de fantômes frileux. Mes pupilles, lassées des néons faiblards, n’ont regardé, intensément, que le va-et-vient rythmé de l’accordéon. Mes tympans, sourds aux annonces RATP, insensibles à l’agitation sonore du métro, n’ont perçu que Sonia et ses rengaines d’une autre époque, les chansons de nos mères envolées.

J’ai loupé ma station, je repars direction Nation …

Sonia, elle, retournera, sans-doute, à sa vie d’étudiante artiste fauchée, désormais sans amour. Sa richesse pourrait tenir en un seul accordéon, valeur inestimable, rouge et blanc, aux touches nacrées.

Sa silhouette s’évapore au loin, se dilue dans la cohue de l’escalator …
Nadine

Tout fait ventre, piste et signe.
Un pot de miel est là sur la table, avec son couvercle métallique coloré et son étiquette. Il est déjà presque cristallisé. Il est plutôt clair. Son étiquette a été réalisée avec un ordinateur.
Je vois le miel. Il coule de l’extracteur dans le maturateur. On serait à la fin de la récolte, la fatigue se ferait sentir, pas seulement la fatigue physique, facile à compenser par le sommeil, mais la lassitude apparaîtrait encore plus évidente cette année.
La récolte serait bonne, ce serait une saison bénéficiaire, largement bénéficiaire. Logiquement, comme depuis les cinq dernières années, il serait judicieux d’investir : agrandir le local des hausses, planifier la création d’essaims et trouver de nouveaux lieux pour installer cinq ruchers soit 60 ruches supplémentaires. Il faudrait sérieusement songer à prendre quelqu’un pour la vente et l’administratif.
Il sentirait que cela n’avait pas de fin, car il n’y avait pas de but à atteindre, sauf s’agrandir, vendre, investir, augmenter. Quel intérêt ?
Il sentirait que la passion qu’il animait au début se trouverait trahie. Faire ce qu’il connaissait c’était commettre déjà mort.
Il songerait à tout arrêter. Elle ne comprendrait pas. Pour une fois que tu fais quelque chose qui marche dirait-elle. Il penserait, mais ne dirait pas « oui c’est ça, c’est pour ça ! ». Il ne dirait pas, car elle s’exaspérerait, elle croirait encore à l’une de ses pirouettes, à une de ces affirmations paradoxales qu’il aimait tant. Tu n’es pas drôle dirait-elle. »
« Je pourrais céder entreprise dirait il. Il expliquerait, il se montrait convaincant en disant pas trop en n’expliquant pas. Elle finirait par être d’accord. Il trouverait un acquéreur en proposant un prix raisonnable des jeunes qui veulent s’installer ça ne manque pas.
Il lui dirait je veux partir, je veux recommencer ailleurs. Elle regarderait ébahi, stupéfaite, furieuse. Elle en parlerait à ses amis qui étaient aussi devenus leurs amis. Il la soutiendrait. Elle lui dirait que s’il voulait tout recommencer ce serait sans réelle.
Il serait tendu sur lui-même redoutant ce dont il avait envie. Cela durerait plusieurs semaines. Elle parlerait de dépression. Elle lui dirait qu’elle avait parlé au médecin et qu’il avait un rendez-vous. Il sentirait que la décision qu’il avait déjà prise depuis longtemps protégée par son silence il devait, maintenant, la mettre au monde.
Philippe

Une vieille femme s’endort dans un bus, elle est encore là au terminus, le chauffeur ne la voit pas et l’oublie.
Je vois la vieille femme recroquevillée sur son siège d’autobus, les mains serrées sur son sac posé sur ses genoux. Sa tête lourde de sommeil s’est affaissée entre les deux dossiers de la banquette. C’est pour ça que le conducteur n’a rien vu. Et aussi parce qu’il n’a pas pris le temps d’inspecter correctement le véhicule à l’arrivée. Je le vois descendre précipitamment et refermer la porte à clef derrière lui. Il s’appellerait Joseph. Ce serait le soir du réveillon, il serait pressé de rentrer retrouver Marie sa femme sur le point d’accoucher. Ce serait leur premier enfant à Joseph et Marie et le terme serait prévu pour le jour de Noël. Drôle de coïncidence aurait dit le médecin généraliste, prémonitoire. Depuis le jour de leur rencontre c’en était ainsi, ils s’étaient connus le jour de Pâques, se remarquant à l’église au moment de se donner le geste de paix lui, un rang devant elle, se serait retourné pour lui tendre la main, elle, en la saisissant, aurait été frappée par le regard de cet homme qui la dévisageait en la découvrant et aurait gardé plus longtemps que de coutume la main de la jeune femme timide et belle serrée dans la sienne. L’histoire de Joseph et Marie aurait donc commencé sous les yeux de Dieu.
Et la vieille femme ? Je la vois, réveillée maintenant dans le noir et le calme du silence installé une fois les portes de l’entrepôt refermées. Elle s’appellerait Céleste. Elle rentrerait d’une visite à l’hôpital qui aurait duré toute la journée, au chevet de son mari. Attentive, attentionnée, elle l’avait aidé à prendre ses repas, qu’elle lui donnait par petites bouchées comme à un bébé, elle avait redressé ses oreillers puis les avait aplatis, pour qu’il se recouche confortablement, avait remis le drap, bien tendu, sur ses jambes sèches et menues qu’elle lui avait massées avec une huile douce ; elle lui avait écrasé ses médicaments qu’il ne savait pas avaler et les avait mélangés à la confiture qu’elle lui avait apportée exprès et lui avait préparé la mixture, une fois le midi, une fois le soir. Elle lui aurait fait la lecture du journal, raconte-moi ce qui s’est passé au pays lui avait-il dit. Elle aurait attendu pour voir l’infirmière et aussi l’interne de service. Elle était fatiguée, dans le car elle avait pu enfin se détendre.
Catherine

Un pompon
C’est un joli pompon beige et bien rond.
Il assure la finition d’une écharpe de laine.
Il a un rôle décoratif mais on ne le retrouve que dans les accessoires d’hiver pour se protéger du froid.
Comme s’il confirmait par sa présence que cette écharpe est bien une écharpe d’hiver et non de mi-saison.
Je le vois le pompon, bien dressé au-dessus du bonnet qui enserre le visage frêle et gracile de Géraldine.
Géraldine serait plantée là, debout derrière la lourde grille qui ferme la cour de l’école.
La cour serait calme, il n’y aurait plus d’enfants. Il ne resterait que Géraldine, seule, debout, qui attendrait plantée là, depuis la nuit des temps.
La surveillante lui aurait proposé de l’accompagner pour faire le tour des salles, pour tout fermer à clé, mais Géraldine n’aurait rien voulu entendre, pas envie de quitter la cour, de s’éloigner de l’entrée.
Géraldine aurait eu un mauvais pressentiment déjà dans l’après-midi, pas vraiment un rêve mais une sensation étrange qui l’aurait saisie d’un coup et l’aurait fait tressaillir un peu, suffoquer, à peine, briller les yeux mais sans larme.
Après coup elle en aurait eu la tremblote et toutes les peines du monde à écrire proprement dans son cahier.
Un peu comme quand elle pensait à Justin quand il lui avait fait un sourire l’autre jour, et que troublée, émue, elle avait failli s’emmêler les pieds et manqué de tomber.
Un autre jour il lui avait attrapé le bonnet par le pompon, il l’avait admiré comme s’il savait que c’était elle qui l’avait fait. Il lui avait dit qu’il aurait voulu le même. Etait-ce pour de rire ou pour de vrai. Elle ne saurait dire, mais elle avait décidé que c’était vrai.
C’est le mardi soir qu’elle va chez la tante Lucie, c’est chez elle qu’il y a tout ce qu’il faut pour faire des pompons. C’est là aussi qu’elle se régale des gâteaux maison dont l’odeur chaude et douce vous enveloppe dès qu’on franchi le seuil.
Elle devrait déjà y être. Tante Lucie est pourtant toujours à l’heure...
C’est un triste mardi d’hiver à la sortie de l’école, on entend la sirène lugubre de l’ambulance qui vocifère dans le loin.
Derrière la grille, il y a deux larmes qui coulent sous un bonnet à pompon.
Caroline

Une fumée, long ruban grisé, serpente lascivement entre les arbres touffus. Elle va se perdre parmi des nuages enflés, dans un ciel marbré de couleurs pastel.
Je vois la fumée gris tourterelle ondulant entre les nuages, d’abord ça me donne envie de rêver, le nez en l’air, ensuite je vois un long ruban anthracite filant entre les arbres et je vois la maison, ce serait une chaumière abandonnée, elle serait posée là au milieu d’une clairière à la végétation luxuriante, cloîtrée par un mur de pierres chancelantes, un lierre y aurait planté ses griffes.
Un écriteau vermoulu a été jeté dans un coin, on peut encore lire « A vendre ». Un volet pourri et pendant grince misérablement, le toit percé sert de refuge aux oiseaux, une corneille s’éloigne en criant.
La porte, quelques lambeaux de peinture écaillée disent qu’elle fut jadis d’un vert bronze, a été forcée. La lumière a pénétré par des croisées sans vitres, un homme soufflant bruyamment et munie d’une branche de sapin, est en train de repousser dans un coin les nombreux détritus qui jonchent le sol, la maison exsudait de tous ces relents d’abandon : aliments en décomposition, eaux croupies, fientes séchées...
Un manteau sans âge a été soigneusement posé sur une palette de bois, à ses côtés, avachi, un sac à dos, effiloché.
L’homme grand et sec, le visage mangé par un poil dru et sombre, a des difficultés à respirer, il tremble et transpire abondamment, il s’essuie le front avec un grand mouchoir tissé, il le replie à chaque fois avec dévotion avant de le remettre dans la poche de sa chemise, ce mouchoir sa femme le portait sur son coeur le jour de leur mariage, et avant, sa mère et encore avant la mère de sa mère, ce carré de tissu c’est sa vie, sa mémoire, celle d’avant la guerre, celle d’avant la fuite, il l’a toujours porté là sur sa poitrine durant tous ces jours, ces mois, ces années d’errance.
Il l’a aidé à supporter les marches forcées, les nuits glaciales, les trahisons, la solitude...
L’homme s’est assis dans l’âtre, il est fatigué, malade, son corps, son âme sont glacés, des larmes amères glissent sur son visage qu’il cache dans ses mains, il aspire tellement à ce que tout cesse, là aujourd’hui dans cette masure insalubre, sa poitrine lui fait terriblement mal, il pose une main sur son cœur , autour de lui tout s’arrête, même la forêt alentour fait silence...
Puis, une fumée gris tourterelle ondule autour du toit avant de s’élancer en un mince ruban vers le ciel.
Roselyne

Une maison brûlée, ses fenêtres béantes et noires ressemblent à de gros yeux de bêtes apeurées. Du rien se dessine sur les murs. Sur le toit écroulé se posent quelques oiseaux. une odeur âcre résiste encore.
Je vois la maison brûlée et aussi je vois l’homme qui s’appellerait François, il déambulerait à l’intérieur du vide laissé par le feu. Ses pas nerveux feraient craquer les débris éparpillés sur le sol. Il retournerait en arrière, repenserait aux dernières heures écoulées. Il aurait dû l’écouter, il aurait dû comprendre, il aurait dû entendre.
Sa mère avait toujours dit qu’il faudrait l’aider, qu’il était différent de lui, qu’il avait besoin qu’on l’aide. Sa mère l’avait toujours protégé, peut-être trop.
Romain, même adulte avait continué son insouciance, sa rêverie au dépens de son frère François. Sa mère était morte et Romain avait pris alors beaucoup de place. Il errait sans but dans la maison, il charriait avec lui ses tourments.
Romain avait promis à son frère de trouver du travail et François le croyait. Il savait pourtant qu’il lui mentait mais il le croyait. Il le croyait chaque jour qu’il lui mentait.
Depuis le décès de leur mère, François avait aménagé une partie de l’étage pour son frère. Il le laissait se débrouiller seul pendant que lui occupait le rez-de-chaussée.
Romain était devenu sombre. Son amertume grandissait. Il était jaloux de son frère qui pourtant l’aidait de son mieux. François n’éprouvait pas de colère contre lui, juste un peu de déception.
François avait repensé et repensé encore aux dernières paroles de son frère le matin avant l’incendie. Il avait crié contre Romain, une seule fois. Romain avait crié sa rage et vociféré : je m’en vais aujourd’hui de ta vie et de ta maison, hop, un nuage et puis s’en va. Il avait encore dit « ta maison n’accueille pas les p’tits cochons comme moi, elle brûle avec eux ».
C’est comme ça : ça se fait comme ça, en se faisant ; ça se continue sourdement dans les labyrinthes.
Laurence

Un livre sur un banc du parc. Le lecteur n’est sûrement pas très loin. Mais personne aux alentours. Un livre oublié, abandonné, incongru sur ce banc dans ce parc. Un livre de poche, posé là, qui s’ouvre et se ferme au gré du vent pareil à une bouche qui s’ouvre pour dire mais qui décide de se taire.

Je vois le livre et je pourrais décider de le prendre, de l’examiner, de l’ouvrir, de l’emmener pour le lire à la maison ...
L’auteur et le titre me sont inconnus. C’est un roman policier. Avant je pourrais tout de même chercher le lecteur. J’ouvre le livre pour voir si un tampon de bibliothèque n’a pas été appliqué sur la première page. Je serais heureuse de pouvoir le rapporter. Non, c’est un prénom et un nom qui sont écrit au crayon de papier.
J’imagine qu’il habite le quartier, ou bien qu’il vient ici sur le temps du midi manger un sandwich tout en lisant. Peut-être, un ami est-il venu discuter avec lui et sont-ils partis ensemble oubliant le livre. Non, il était tellement pris par le suspens du roman qu’il n’a pas fait attention à l’heure. S’apercevant qu’il allait être en retard pour reprendre le travail, il pose le livre, englouti le restant de son sandwich, se dirige vers une poubelle y jeter l’emballage et s’en va rapidement vers sa voiture.
C’est comme ça que cela a dû se passer.
Maintenant, il est au bureau et il doit pester d’avoir oublié son livre. Il ne l’a pas fini, il voudrait en connaître la fin. Il n’a pas encore deviner qui a tué cette jeune fille. Il est sûr de ne pas le retrouver car il voit par la fenêtre qu’il pleuvine depuis quelques minutes. Il se dit que même si le livre est resté sur le banc il sera dans un tel état quand il pourra aller le chercher qu’il vaudrait mieux en racheter un nouveau. Mais il va devoir le commander, cela va prendre du temps avant qu’il puisse se replonger dans l’histoire. Il peste.
Le livre est bien au sec dans ma poche. Je rentre à la maison. Je cherche dans l’annuaire si cette personne habite la ville. J’ai de la chance : je trouve un seul nom avec le même prénom. Je décide d’attendre 20h pour appeler.

Voix agréable. Le livre est bien à lui, il est heureux que j’ai pu le sauver de la pluie. Nous discutons roman policier puis nous glissons sur d’autres sujets, le plaisir de la lecture, les livres qui nous ont marqués. Nous décidons de nous retrouver le jeudi soir suivant au café de la Place.
Je raccroche, il est 22h, je n’ai pas vu le temps passer. Je regarde le livre posé sur la table et lui souris.
Françoise G.

Une ampoule
L’ampoule de la chambre diffuse ses rayons électriques en éventail sur ma tête. Je les vois dans le miroir. C’est comme quand les nuages laissent percer en filets rectilignes, les traînées de pluie qui descendent sur la mer.
L’am - poule ! La lumière l’idée qui vient de naître.

L’an. Le nouvel.
Celui qui vient de commencer. La voisine me l’a souhaité, bon et avec la santé.
Elle a vieilli la voisine. Je crois qu’elle vit seule à présent. Son mari est parti avec une jeunette il y a quelques mois. Elle doit bien avoir soixante ans la voisine.
Ses enfants habitent loin je crois, l’un est en région parisienne, l’autre à l’étranger.
Elle habite juste en dessous, au deuxième, la porte à droite sur le palier.
On est bienvenu quand on s’essuie les pieds.

Elle aurait pu m’inviter à prendre le thé la semaine dernière et je n’aurais pas refuser.
Je serais donc allée chez elle.
Et j’aurais été surprise. On a souvent des à priori et je ne fais pas exception à la règle.
Je me serais plutôt attendu à quelque chose de très conventionnel, les petits plats dans les grands.
Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que je suis un brun timide et que ça m’impressionne.
Peut-être juste ça, un ressenti causé par ça.

En fait, elle n’aurait pas fait de chichi.
En toute simplicité, je me serais assise, j’aurais pris la tasse qu’elle m’aurait tendu et nous nous serions souri.
Et oui, les gâteaux auraient été dans une assiette, le thé dans une théière, le sucre dans une sucrière avec la pince à sucre qui va bien mais, rien de tout ça ne m’aurait pesé.
Son sourire aurait déclenché chez moi une confiance et mes muscles se seraient détendus.
Je me serais installée plus profondément dans le fauteuil où j’aurais pris place, et le silence qui aurait suivi, un vrai silence, n’aurait dérangé personne, bien au contraire.
Comme si elle avait besoin de ma présence pour que j’entre dans son monde. Elle m’aurait pour ainsi dire ouvert les bras.

Des tas de photos joliment encadrées auraient couvert un pan entier de mur.
Un grain tout à fait particulier, une lumière époustouflante avec des couleurs chatoyantes et puis Des paysages, des animaux et des hommes et des femmes, noirs.
Des photos prises dans une autre vie m’aurait-elle confié.
Je peux ?
Oui, m’aurait-elle dit, allez-y, je vous en prie.
Je me serais levée, j’aurais posé ma tasse sur la table et j’aurais regardé une à une les photos qui n’auraient attendu que moi. Et elle m’aurait raconté..
Lucie avait songé bien des fois à décrocher tous ses souvenirs. Ces cadres qui témoignaient d’un temps révolu. Ces années de vie passées dans les Antilles françaises, au Moule, petite ville de Guadeloupe en bordure de mer.
Elle était née là-bas. Avait grandi dans une belle maison coloniale qui surplombe la mer. La maison de ses parents, des blancs propriétaires d’une exploitation de canne à sucre.
Les couleurs chatoyantes, c’était les fleurs des flamboyants qui bordaient la rue principale du Moule. C’était les fleurs qui entouraient la maison et que le soleil inondait de ses rayons.
La lumière, celle du clair de lune, quand on fêtait les anniversaires sous les étoiles et que les musiciens jouaient du gros ka jusqu’au bout de la nuit.
Les hommes et les femmes, les ouvriers de la plantation avec leurs enfants.
Toutes ces photos, c’était ses racines, son enfance, là où elle avait grandi.
Elle m’aurait dit tout ça.
Et son souhait le plus cher aurait été de retourner là-bas, en bateau, parce que le bateau, c’est comme une longue marche qui donnerait le temps à tout son être de se préparer au retour au pays natal.

Il est vrai, ça ne se voit pas sur son visage, elle qui est blanche, mais on pourrait y croire en l’écoutant parler car toutes ces longues années n’ont pas eu raison de son accent coloré.
Il faut qu’elle m’invite à boire le thé, je veux en avoir le cœur net.

Françoise P.

Tout fait ventre et piste et signe, un titre de livre « NE RENONCE PAS ! ».
Il s’affiche solitaire, noir, en couverture d’une page blanche, comme perdu au milieu du néant, un point d’exclamation le ponctue. Et là, devant ce présentoir, dans cette librairie si familière, on dirait qu’il s’adresse à moi, que cette injonction m’est destinée et que rien ne doit m’empêcher à cet instant de me rallier à cet impératif : Ne renonce pas !
Je le vois comme un ne renonce pas à raconter tes histoires, ça m’électrocute !
Et immédiatement, je visualise celui qui comme moi, pourrait prendre l’injonction pour lui. Il s’appellerait Malik, serait d’origine sub-saharienne et s’apprêterait à fêter ses vingt ans. Il aime ce pays qui l’a vu naître, il aurait adoré y vivre auprès des siens et contribuer à son essor et à la place qu’il mérite de prendre dans le continent africain.
Mais la vie ne lui avait pas fait ce cadeau. Quand il était né quelques années auparavant, attendu comme deuxième enfant et premier garçon d’une famille pauvre, installée au centre du Mali mais loin de toute civilisation, on aurait pu s’imaginer la place de choix qui allait lui être réservée. Manque de « pot » et c’est le cas de le dire, la sienne était née blanche. Pas de la blancheur passagère qu’ont parfois les nouveau-nés africains aux premiers jours de leur naissance, non, sa peau avec lui était définitivement blanche sans pigment. Ses petits cheveux frisotés avaient immédiatement vieilli ce petit visage fripé. Et quand il avait enfin ouvert les yeux au bout de quelques heures, un regard « ensanglanté » avait usurpé le noir regard d’ébène qu’on aurait attendu.
Dès lors l’ange avait déchu, la fierté de ses parents instantanément évanouie, avait fait place à la honte et avait savamment distillé en lui un venin de rejet et plus tard de haine. Jamais il n’avait trouvé grâce aux yeux de ses semblables même les plus proches qui auraient pu le protéger.
Bien sûr il avait mis du temps avant de comprendre les raisons de ce ressentiment. Petit, il jouait avec un bout de bois, une corne de gazelle et riait parfois dans ses jeux d’enfant mais il avait bien été incapable de se rapprocher des autres. On aurait dit qu’ils ne le voyaient pas. Leurs regards le traversaient sans qu’il ait su en retenir un seul.
Plus tard, sa mère portait enfin un autre enfant, celui qui allait effacer la honte, lui redonner un statut d’épouse fertile et pardonnée et elle n’avait de cesse de le rabrouer, de l’écarter sourde à quelle que demande que ce soit. Son père ne lui avait jamais adressé le moindre signe, la moindre attention. Seule sa grande sœur l’avait une ou deux fois pris dans ses bras, comme on prendrait un objet étrange, le tournant et le retournant sous toutes les coutures, perplexe, ne sachant pas s’il s’agissait d’un « vrai « être humain » ou d’autre chose. Elle ne lui aurait pas fait le moindre mal mais son étrangeté la dérangeait.
Quand Malik avait grandi au rythme des animaux de la case que l’on se contentait de nourrir mais eux encore, étaient-ils utiles, entendait-il, il avait compris sa différence. Il avait compris que dans cette communauté, il ne serait, jamais admis. D’ailleurs depuis quelques années, il souffrait sans cesse de moqueries, d’insultes de la part des autres enfants devenus consensuels, tout était prétexte à le rabaisser, à l’humilier, à le rejeter.
Un jour plus difficile à vivre que les autres, il avait voulu mourir, las de cet avenir bien sombre où il le savait, rien ne pourrait advenir de bon pour lui. Mais cette fameuse nuit où il s’en était remis à la nature, à la faune environnante, nul serpent ou bête sauvage n’avait voulu de lui. Il avait longuement pleuré. Puis réfléchi et, il s’était résolu à fuir, fuir cette haine, fuir ce rejet, cette indifférence …
Son seul regret serait Amina, l’enfant tant attendu du « pardon » née quand il avait six ans, fille, elle aussi, avait déçu rapidement, elle avait dû apprendre à se débrouiller sans l’attention de parents aimants. Mais il avait été là, lui, la berçant, la cajolant, lui parlant. Et avec elle, il avait appris la tendresse, l’affection, les caresses sur ses joues blanches, les éclats de rire spontanés, le regard brun rieur et amical de cette enfant que rien dans la vie n’étonnait encore… Et pour la première fois, il s’était senti humain. Amina avait grandi et petit à petit, elle s’était ouverte au monde, avait mis un peu de distance avec ce frère aimé mais différent…
Ce matin-là, vers ses douze ans, il avait rassemblé quelque maigres affaires, avait pris comme d’habitude le chemin des vaches, celles sur lesquelles il devait veiller du lever au coucher du soleil et avait continué son chemin, accélérant le pas à mesure qu’il s’éloignait…
Peut-être rencontrerait-il des semblables, pensait-il, ou un endroit où il trouverait enfin sa place entière, parmi les autres. Il travaillerait pour manger, il savait faire tout ce qu’on faisait dans la vie des hommes de son lieu de naissance.
Et c’est vrai que même si, on l’avait parfois chassé à coup de pierres à l’abord de certains villages et une fois aussi poursuivi à la lance, une nuit de pleine lune comme un gibier, jamais il n’avait plus autant souffert que dans sa propre famille ,au milieu des siens.
Sur sa route, il avait parfois rencontré, un éclopé, un cul de jatte, une femme répudiée, un vieillard un peu égaré aux propos incohérents avec qui il s’était temporairement apparié parce qu’accepté en tant que tel, humain ! Mais banni de la communauté des hommes. Alors, il avait continué son chemin, surtout de nuit , pour ne choquer aucun enfant, pour ne provoquer aucune acrimonie, pour ne risquer aucune torture ou mise à mort et aussi pour protéger ses yeux, sa peau et tous les stigmates fragiles de sa fragilité.
Et ses pas, bête furtive, l’avaient conduit aux frontières de l’Algérie et bien plus tard du Maroc où il avait dû pour manger apprendre toute sorte d’activités nouvelles et où il avait senti peu à peu une acceptation plus facile de sa particularité , ou du moins se l’était-il imaginé…
Au fur et à mesure de son périple, il avait grandi, avait pris du recul sur sa différence, s’était mis à réfléchir à sa vie, à ce qu’il voudrait en faire ; il avait même aimé une jeune femme bien plus au sud. Aveugle, dans son hameau isolé, elle l’avait vécu comme une lumière dans sa vie, un être tendre, délicat, mature, philosophe, riche de son voyage, de ses expériences, une épaule sûre sur laquelle s’appuyer mais le charme s’était vite rompu quand les autres l’avaient écartée, condamnant sans appel l’albinisme de celui qui aurait pu devenir membre de leur communauté.
On ne l’avait pas suffisamment aimé pour ce qu’il était, il s’était remis en route et là arrivé au bout de son continent, au détroit de Gibraltar, il avait décidé d’en changer et de rejoindre ces terres où la couleur de la peau se rapprochait, le pensait-il de la sienne.
Malicieusement embarqué sur un cargo pour l’Espagne, il avait par la suite rallié la France puis Paris. Et c’est là dans le kiosque de cette gare, quelque sept ans après son départ, son choix de réorienter sa vie et d’en reprendre les commandes, qu’il avait aperçu ce titre de livre et dans sa tête depuis longtemps déjà, c’était devenu évident : non il ne renoncerait pas !
Comme je ne renoncerai jamais à m’emparer d’un signe, d’une piste, pour dire au monde à travers mes histoires, ce que sont les hommes, le meilleur comme le pire.
Ghislaine

Tout fait ventre et piste et signe. Le monde est inépuisable.
Un couple. Un homme et une femme sur une affiche publicitaire peut suffire, suffit. Ils sont là devant moi lorsqu’au volant de ma voiture, j’attends pour les perdre de vue, que le feu devienne vert.
Il s’agit d’un couple. Des seniors fort bien conservés. On n’en voit que les bustes placés sur le côté de l’affiche tout en longueur qui fait publicité pour un lieu adapté, un concept innovant, confort, sécurité, convivialité, indépendance. Résidence Saint Joseph. « Vivez chez-vous en toute sérénité ».
Je les vois presque tous les jours, les seniors. On ne dit plus les vieux. Faut pas vieillir. Faut pas mourir ou alors faut pas le dire Les deux resplendissent, bien coiffés, souriants, reposés, pas en proie à une crise de rhumatisme qui s’est fourrée dans leurs pieds arthrosés, ostéoroposés. Elle, la tête tendrement posée sur l’épaule bienveillante de Lui toujours là pour la protéger. Il est plus grand. Elle se laisse aller. Ils sourient heureux du bon coup qu’ils vont réaliser. : VIVRE CHEZ EUX EN TOUTE SERENITE dans la résidence St Joseph , St patron des menuisiers »
Une affiche publicitaire. Dans ma voiture arrêtée j’ai le temps de les regarder les seniors ! Ils m’énervent, j’ai envie de les tuer parce que c’est moi demain ou plus vite encore que l’on emprisonnera dans des résidences-mouroirs enrubannées d’hypocrisie et d’argent à gagner totalement stéréotypée.
Puis à force, comme ils me font pitié, me donnent envie de pleurer, chaque arrêt devient chapitre d’une histoire à l’envers, d’une histoire reconstruite à la, « j’remonte le temps » J’en fais tout un roman. Je troque leurs douloureuses identités placardées pour une vie inventée.

Feu rouge : Chapitre 1-
Ils rajeuniraient subitement, les deux bolosses.
Il est Pierre. Elle est Suzon. C’est joli Suzon, ça fait romantique de la banlieue de Paris ou bien des guinguettes du samedi du côté de Robinson. Ils ont quinze ans. Sur les bancs du lycée, ils se sont rencontrés. Elle porte des socquettes blanches dans ses ballerines vernies et puis une blouse aussi. Il vient en mobylette tel un chevalier sans peur et sans reproche. Il est beau. Il est grand. Il est drôle. Il l’a fait rire. Coup de foudre assuré. Leur amour a duré alors ils se marient. Elle en blanc, voilée par devant, à l’église du quartier. C’est le temps des paroisses, à chacun son clocher. Lui en costume bleu marine, bien épais et bien chaud et pourtant c’est l’été. Il avait même une paire de gants de peau beurre frais, dans une main, bien serrés.

Feu vert

Feu rouge : Chapitre 2-
Ils auraient loué un appartement dans une belle rue pentue au quatrième étage d’un immeuble des années cinquante. Pas de télé, pas de téléphone. Elle, elle court pas mal après le temps. Fait du secrétariat dans une usine où il y a encore des chaussonniers. Pas eu le choix pour des études à l’Université.. Elle a le bac. C’est déjà ça. Lui aussi, il est dans la chaussure. Coupeur, c’est une spécialité. Faut savoir prendre les peaux. Choisir le sens avant la découpe au chassepot. Poser les gabarits qui formeront les impeccables claques à recouvrir les formes du 36 au 40 pour des chaussures de femmes. Le dimanche à cinq heures, ils vont au cinéma.

Feu vert

Feu rouge : Chapitre 3-
Forcément, ils auraient des enfants. Gentils et bien élevés qui savent se laver les mains avant de passer à table et s’essuyer les pieds sur le paillasson avant d’entrer dans la maison qui s’est construite en forçant un peu sur les économies. Un « pavillon » qu’il dit Lui avec un perron et un sous-sol qui fait garage. C’est bien. On range la tondeuse et les outils de jardin, les rallonges de la table qui s’agrandit quand revient toute la famille aux fêtes carillonnées, à Noël ou à Pâques. Plus tard, ils agrandissent avec une véranda qui sort directe sur la pelouse où trône un banc en résine blanche. Chez But en septembre, il y a des soldes sur le mobilier de jardin.

Feu vert

Feu rouge : Chapitre 4-
Ils seraient très famille. Tout le monde s’entend bien. Jamais un mot plus haut que l’autre. Même quand ils perdent leur boulot parce que la godasse s’est délocalisée et qu’il faut repartir de zéro. Elle trouve toujours qu’il y a des non-dits, qu’il faut parler un peu pour être plus épanoui. Pas possible dans sa famille à Lui, on ne parle que de ce qui va. Tout va. Tout va bien . C’est comme ça. Un jour, qu’elle en a assez de ce système de vie-là, elle prend sa voiture et se tire au bord à la mer. Du côté de Jullouville. Pour respirer un peu en marchant dans la baie parce qu’elle n’en peut plus et qu’elle sent qu’elle va exploser dedans comme dehors. Il lui faut du large bien large. Elle a besoin de voir loin, bien loin.

Feu vert.

Feu rouge : Chapitre 5-
Ce serait une question de survie. Toute sa vie, elle obéit. Un peu déboussolée, elle rentre tout de même un peu gênée et lui, il ne dit rien . Il fait comme si rien ne s’était passé. Elle a envie de le tuer. Depuis, ça va moins bien. Ils ont vieilli ensemble mais chacun dans son lit. Elle sait bien qu’elle arrive au bout du bout du temps qu’on lui a imparti mais elle s’en fout. Elle a participé et participe encore un peu à la grande aventure de la vie. A eu du bon et du moins bon. Comme tout le monde.
Maintenant elle prend que le bon. Lui aussi.
Avec un bon coup de dérision parce qu’il faut rire de tout, qu’ils savent encore faire ça en belle complicité, ils trouveront bien le temps d’aller jusqu’à demain.

Feu vert.
Jacqueline M.

On peut faire feu de tout bois....
Une bête... une bête avec plein de pattes prise en gros plan et vantant les mérites d’une lotion anti pou, la Marie Rose, placardée à la devanture de la pharmacie du village. On voit surtout cette affiche début septembre à la période de rentrée scolaire. La bête est immonde, noire, inquiétante comme sortie d’un film de science-fiction.
Je vois la bête, d’abord cela me donne envie de détaler.
Ensuite, je vois la bête et aussi son " locataire "qui s’appellerait Jules, 7 ans, mauvaise famille , mauvais destin.
Il habite avec ses parents et ses dix frères et sœurs dans la ferme de la Dohinière.
Il aurait pu comme d’autres enfants du village avoir de la chance mais avec un père alcoolique et une mère complètement dépassée, il était livré à lui-même.
Jusqu’à l’âge de deux ans, sa mère le lavait chaque jour de la tête aux pieds dans la grande lessiveuse d’eau tiède.
Au fil du temps, la mère avait délaissé Jules pour se consacrer aux nouveaux enfants arrivés à chaque fois par surprise.
Alors, Jules abandonna l’hygiène, ne se lavant qu’épisodiquement, se grattant la tête avec frénésie mais trouvant cela normal...
Alors la bête, les bêtes, les bêtes sur la tête, dégât collatéral...
L’institutrice, Melle Rose , avait appelé la maman de Jules pour lui annoncer qu’il fallait raser la tête de son petit garçon pour éliminer ces bêtes qu’on appelait poux et qui colonisaient son crâne.
Sa mère avait tenté de lui expliquer mais c’était très difficile pour tout le monde car les bêtes on ne les voyait pas.
Il fut un peu rassuré quand il s’aperçut que ses frères et sœurs subirent le même sort !
Il ne comprit que bien plus tard pourquoi l’institutrice Melle Rose avait volontairement enlevé de la règle des mots en " ou" celui de pou évitant ainsi aux petits écoliers de s’interroger sur les mœurs de ces drôles de bêtes qui peuplent encore aujourd’hui les têtes de nos chers écoliers.
Josiane

Un lampadaire.
Je vois le lampadaire -un réverbère ?- isolé dans une clairière au milieu de la forêt. Je le vois en me promenant et je cherche d’autres traces d’une vie humaine. Il n’y en a pas.
Je vois le lampadaire et puis je vois la maison, un manoir en fait, dont l’architecture correspondrait au style du lampadaire.
Dans ce manoir, vivrait une famille de 5 personnes : le père, industriel dans la chaussure, la mère, de petite noblesse de la proche Normandie, les deux enfants du couple, Charles, 10 ans, et Sophie, 8 ans. Enfin le cinquième membre, la grand-mère, mère de Madame, qui ne pourrait plus vivre seule du fait de ses « absences », comme on disait.
Cette famille serait à l’aise dans le manoir familial. Naturellement les travaux domestiques seraient accomplis par des jeunes femmes ou des jeunes hommes du voisinage.
Pour les enfants, un précepteur aurait été embauché. Ce précepteur, âgé de 35 ans, aurait été recommandé à Madame par une de ses amies de Rouen dont il était l’amant, quand elle a souhaité mettre un terme à leur relation.
Le précepteur, que nous appellerions J. de la seule initiale de son prénom, aurait discrètement tenté sa chance auprès de Madame. Celle-ci n’aurait pas répondu à ses avances, sans s’en fâcher et le congédier pour autant.
De dépit ou de colère, J. aurait alors décidé de quitter la région avec un maximum d’argent pour gagner la capitale où le destin l’appelait, il en était sûr.
J. aurait alors fomenté le plan qui devait l’enrichir. Il aurait observé que tous les quinze jours, Monsieur montait à la ville chez son banquier dont il revenait avec un coffret rempli d’argent, cet argent devant servir à payer les ouvriers de son usine.
J. avait décidé que la paye de fin décembre, avec la prime de Noël, il se l’accaparerait.
Le jour venu, quand toute la maisonnée était allé se coucher, il avait patiemment attendu jusqu’à deux heures du matin que fasse effet la drogue qu’il avait versée dans le chocolat chaud que toute la famille buvait en fin de repas. Alors il s’était levé, avait ouvert le coffre-fort grâce au double des clés qu’il avait eu l’occasion de faire et à la combinaison qu’il avait découvert fortuitement sur un bout de papier jauni.
Il avait mis l’argent dans un sac de voyage et allumé en divers endroits de la maison des bougies qui, en se consumant, allaient déclencher l’incendie qui détruirait la maison et ses occupants.
À ce moment-là, J. serait loin et il était sûr que l’on attribuerait l’incendie à la grand-mère, il lui avait déjà fait endosser la responsabilité de petits incidents : chandeliers disparus retrouvés dans sa chambre, débuts d’incendie quand elle était soi-disant seule, etc.
Et tout s’était déroulé comme il l’aurait prévu.
A une exception près.
Dans la nuit, alors qu’il chevauchait dans la forêt, il n’avait pas vu une branche qui l’avait désarçonné et assommé. Les gendarmes et les pompiers l’avaient trouvé et arrêté.
C’est comme ça que les causes de l’incendie et du quintuple meurtre aurait été connues.
Par superstition, l’endroit aurait été nettoyé complètement, seul le lampadaire – un réverbère ?- serait resté, là où s’était dressée la maison maudite.

Un peintre belge se serait promené par là des années plus tard, le lampadaire lui aurait inspiré un tableau : l’empire des lumières.

Marc

La nuit est presque là : je sors fermer les volets. C’est alors que je vois un chat près du portail, assis « en quille », comme aurait dit mon père, ce fin observateur qui avait le don de créer des expressions d’une justesse confondante. Le chat est bien assis en quille, pattes arrière et avant sur la même ligne et la queue enroulée autour de l’ensemble. Et voici qu’il me rappelle ses congénères d’un autre soir, ce soir-là où mon frère Loïc et moi nous promenions nuitamment dans Concarneau déserte, après une fastidieuse journée de bricolage dans la maison des grands-parents. Alors que nous terminions notre périple par un tour dans la Ville Close – clair de lune, lumière chiche des réverbères – une scène nous avait cloués sur place à l’orée d’un petit square : une bonne trentaine de chats assis en quille se tenaient là, silencieux. Avaient-ils adopté le rite japonais de s’inviter entre amis pour contempler le clair de lune ? Tenaient-ils conseil ou attendaient-ils tout simplement quelque chose ou quelqu’un ? Qui pourrait venir ? Par exemple une vieille pauvresse que les gens du quartier nommeraient « la mère aux chats ». Une miséreuse arrivée dans la ville Dieu sait quand Dieu sait comment car elle ne parlait pas français. Propre et digne dans ses haillons, elle quémandait des restes de nourriture sur le marché et à la porte des magasins d’alimentation en psalmodiant la même phrase : « Merci pour chats » « Merci pour chats » avec un accent à couper au couteau. Elle partait en pleurant, résignée, si on la rabrouait, elle ne voulait pas d’argent, seulement de quoi donner à manger à ses chats. À force de la connaître, les commerçants ne la chassaient plus, lui donnaient quelque chose, persuadés que les chats constituaient l’excellent alibi derrière lequel elle protégeait sa dignité. D’ailleurs, l’avait-on déjà vue avec un chat ? On ne savait pas dans quel quartier elle logeait. Et puis, du jour au lendemain, elle cessa de hanter le quartier.
Plus tard, un clochard raconterait une drôle d’histoire : il l’avait suivie une nuit : une dizaine de chats marchait derrière elle en silence et cela l’avait intrigué. Elle était arrivée sur une place où une foule de chats efflanqués l’attendait, elle leur avait distribué le contenu de son cabas, était restée les regarder manger. Aucun bruit, aucune dispute, au contraire, les chats ronronnaient, ensuite tout le monde était reparti. Le clochard avait assisté plusieurs fois à la scène jusqu’à cette nuit-là où il avait trouvé la place déserte. En retournant vers son quartier, il avait croisé une bien étrange procession : deux longues files de chats, tête penchée, queue basse, traînaient une carriole dans laquelle reposait le corps sans vie de la vieille femme. Il les avait suivis mais quand le cortège avait quitté la ville pour s’enfoncer dans le noir, il était trop fatigué et avait rebroussé chemin. Et puis, qui croirait les élucubrations d’un clochard ?
Jacqueline R.