Je connais...

mardi 9 février 2016, par Frédérique Niobey

On sait des noms, ceux des fermes et des hameaux d’où viennent les autres enfants de l’école ; on dit Soulages, la Devèze, L’estuade, Lavaux, Maillargues ; on dit Lemmet, Fraigefond, Sourzat, Malbet, Cuzol.

Je quitte la maison et je vais à pied, autour, dans des endroits lancinants, toujours les mêmes, le pré de l’arbre, le bois de Combes, le moulin, la montagne, le triangle, la plage du sang, le pont bossu, la Californie, la Bussinie, Chamizelle, la vanne, la clairière suspendue.

Je suis née dans la vallée de la Santoire et je connais d’abord la rivière par son bruit qui s’entend depuis la maison quand on dort la fenêtre ouverte ou quand on se penche pour fermer les volets ; la rivière feule dans le noir, elle bouge dans les plis de la nuit. Je connais la rivière par les cailloux ronds qui lui font double cortège et tapissent son lit, on s’y tord les pieds, les cailloux sont bleus, ils sont gris, ils inventent des gris et la voûte des frênes trouée de lumière chatoie sur eux au long des après-midi de tous les étés dans le présent qui ne finit pas de l’enfance immobile.

Marie-Hélène Lafon. Extraits de Traversée.

Après avoir fait un inventaire des noms de son territoire d’enfance, choisir un lieu et l’écrire sous la forme d’une expérience sensible. On commencera le texte par « Je connais… »

Je connais la pointe de Brouël et sa cale qui sépare la plage en deux
La cale est un monument de pierres dressé qui domine l’étendue de sable et de vase à marée basse
Grâce à la cale, on peut accéder à la mer même à marée basse sans se laisser engluer dans la vase
La vase est grise en surface et noire en dessous

La vase est fine, douce et onctueuse quand elle se glisse entre les doigts de pied, quand on la prend dans ses mains
Mais elle recèle aussi des petits cailloux, des morceaux de coquillage ou pire des bouts de verres qui tranchent les pieds
La vase est plus ferme et consistante quand on la reçoit sur le corps lancée à pleine vitesse
La vase ne sent pas très bon, une odeur forte mais naturelle quand même, pleine de vie et de fond marin
C’est sûrement très bon pour la peau un cataplasme de boules de vase, mais après il faut bien se rincer sinon ça sèche, ça se recroqueville,
ça nous rétrécie la peau
et ça tire de partout

Tout en contraste avec la douce mollesse de la vase, la cale est faite des roches les plus dures afin de résister aux assauts de la mer, aux marées,
aux vagues, aux tempêtes,
aux algues qui s’y installent
Le plus souvent on y marche nus pieds et on en ressent la dureté qui agresse la peau d’autant plus que sa surface irrégulière favorise de se cogner, de s’y blesser

La cale, c’est un vaisseau de pierre qui fend les flots et s’avance au-delà de la pointe de Brouël
A la nuit tombée, au vent tombé, quand la lune se reflète sur une mer d’huile
la promenade sur la cale devient une petite balade sur la mer
On s’y laisse embarquer, comme on marche sur l’eau
Caroline

Je connais la ligne, elle est imprégnée en moi, elle me conduit à l’endroit de mon enfance. Elle a connu les rails que je ne connais pas. Je pose sur elle mes pas d’enfant, je roule sur elle avec mon vieux vélo. Sur ses bords, je cueille des marguerites « je t’aime un peu, beaucoup… ».
Je touche ses ponts et jette mes fleurs dans la rivière en contrebas. Je scrute sa ligne droite, je ralentis mon allure dans ses carrefours, je rentre dans sa maisonnette dite « la maisonnette du Home » qui est petite, je trouve plus jolie ta maisonnette rénovée, celle de la vieille folie.
J’aime la ligne qui n’en finit pas de me rappeler d’où je viens et où je vais.
J’aime à deviner tous les voyageurs qui ont sillonné tes rails, vu mes fleurs, vu mes ponts, vu ma belle maisonnette. Ils ont foulé ton sol, le même que moi, je place juste encore et toujours mes pas sur les leurs.
Laurence

Je connais la grand-route qui effraie, la grand-route qui borde la ferme de la Tournerie, qui mène de Périers à Carentan, une route départementale, en ligne droite, où les voitures roulent vite.
Parfois on entend une moto, il roule comme un fou Hubert Picot, un jour il lui arrivera un accident.
L’accident, le mot fait peur. Il en arrive sur la grand-route. Tôles froissées, une vache qui s’égare, qui a passé la clôture, hantise du père ou des voisins : il y a des bêtes sur la route et c’est le branlebas de combat, les hommes y vont. On craint le pire. Plus de peur que de mal. On réconforte la malheureuse conductrice qui est très pâle. On lui sert un café, avec des gâteaux secs. On apprend qu’elle est de Sainteny, ou de Méautis.
La grand-route signifie danger. Malheur parfois. Mascotte, la Mascotte que Daniel avait trouvée, une jolie chienne à l’allure de cocker, au pelage doux, tellement plus propre que la pauvre Follette au poil dru et noir qui tournait au bout de sa chaîne à la niche à l’entrée de la cour, Mascotte a été heurtée par une voiture, frappée à la tête, tuée sur le coup. Maman a pleuré sa chienne, on dirait qu’elle dort elle a dit.
La grand-route nous mène à l’école, à trois kilomètres. On y va en auto. Matin, midi et soir. On ne marche pas souvent sur les bernes de la grand-route. Elles sont larges, on peut se tenir à l’écart du bitume, à distance du flot des voitures, de leur bruit sur le goudron, de l’air chassé par les camions et des éclaboussures des véhicules par temps de pluie.
On ne s’y promène pas. On l’évite.
Catherine

Je connais la grande maison, ses vieilles pierres rugueuses, jaunies par le soleil couchant, sa lourde porte à double battant, en chêne patinée par les ans.
Je connais la grande maison, calée contre le mur gorgé de soleil, je laisse sa chaleur se diffuser de ma tête jusqu’à mes orteils tandis que les dures arêtes griffent délicieusement mon dos.
Je connais la grande maison qui s’ouvre sur une pénombre inquiétante, petite fille timide j’avance à petits pas prudents, yeux écarquillés, toujours sur le qui-vive.
Je connais la grande maison, son odeur de propre, de miel et de café chauffé, réchauffé, bu debout à la hâte ou siroté devant l’imposante cheminée, dans les murmures de l’après dîner.
Je connais la grande maison, ses cuivres luisants dans la douce lumière des fenêtres tamisées, ses meubles trop cirés laissant une pellicule poisseuse sur mon index trop curieux.
Roselyne

Je connais, par cœur, ma grève du Roué, son flot, ses mouettes, ses oies bernaches, son chenal. Elle sait, également, beaucoup de moi, de mes baignades enfantines, des bouées canard puis, des matelas pneumatiques gagnés chez « Total » ou « Esso ».
Chacun de ses galets, empreintes douces et arrondies du va-et-vient de la Rance, a épousé mes pieds, a égratigné leur plante en cas de coquillages agrippés au rocher.
Je sais sa prairie d’herbus, mon refuge adolescent. Je respire, à l’envi, ce parfum salé, acidulé, fleuri des pétroles violets, bouquets séchés. Je m’y couche, m’y endors. J’y enfouis mon visage, je m’efforce d’y coller mes narines gourmandes. J’y noie mes chagrins de petite-fille, j’y verse mes fureurs des frustrations paternelles. J’y écrabouille mes mauvaises notes en mathématiques. Je m’inonde et me noie dans cette essence iodée, modérément salée. Je la flaire, la laisse volontiers m’envahir, me pénétrer, me posséder, m’engloutir, me délivrer.
Attentive, ma grève, dorée d’un sable artificiel, m’écoute, seule à seule. Je lui lis Rimbaud, Baudelaire et même Lamartine quand les tourments adolescents écorchent et mettent à vif mon cœur et mes tripes.
Elle, ma grève, mon amie, confidente de tous mes instants, je la rêve, régulièrement.
Les nuits sans sommeil, je m’y évade. Elle m’accompagne dans mes dérives. Je me love au creux de son anse accueillante, intime, moite.
Sa vase englue mes pieds impatients, déguise mes orteils, endeuille mes chevilles … puis l’eau salée de la Rance maritime, majestueuse, large et généreuse à cet endroit de la ria, onde protectrice, me lave, me guérit de toute impureté psychique. Je nage dans le calme courant confortable, portée par ma rivière paisible, rassurante, colorée d’émeraude, de gris argent, quelquefois d’azur.
A son contact, la noirceur s’évapore dans l’écume nacrée. Je me ressource à sa nécessaire source. J’y reviendrai dormir, penser, écrire …. Elle est mon indispensable pèlerinage, la clef de ma sérénité, la témoin discrète et attentive, gardienne de mes émotions passées, présentes et à venir.
Nadine

Je connais bien la pâture en contrebas du chemin qui borde le mur qui enclôt la maison et le jardin.
Je connais la pâture en contrebas du chemin jusqu’en son milieu. La pâture s’étend encore autant jusqu’au bois qu’il la borde au fond et sur la gauche où le terrain monte fortement et brusquement.
Je connais aussi la pâture en contrebas de la pâture en contrebas du chemin. De cette partie-là je connais seulement ses bords nous qui se dénudent sous le piétinement des vaches et laisse apparaître sa chair noire molle et grasse qui s’allonge en dessous de l’eau immobile du canal.
Je connais le canal, où viennent boire les vaches de la pâture. Je connais le canal quand les vaches sont ailleurs.
Je connais les habitantes du canal que l’on pêche avec un gros verre attaché par le milieu avec une ficelle à rôti dont la pelote bien pleine dort dans le troisième tiroir du meuble de cuisine ; le tiroir à outils : marteau, ciseaux, pince, tenailles, tournevis, couteau à démastiquer, rondelles, écrous, vis, clous, pièces diverses et ficelle à rôti. Les épinoches enfournent l’extrémité du lombric et si l’on lève doucement le fil on les sort de l’eau noire et peu profonde du canal et on les fait tomber d’une secousse dans le seau à moitié rempli de l’eau dans laquelle elles vivent. On ne touche pas aux épinoches, l’épinoche en colère c’est comme un varan de Komodo sans les pattes, mais avec la crête pleine de dards.
Je ne connais que de vue les îles du canal, les îles qui sont là-bas en face couvertes de taillis. J’y suis allé une fois avec des plus grands qui avaient fait un pont de branchages dans un endroit éloigné en passant par la route là où les îles se serrent les unes contre les autres.
Il ne passe rien dans ce canal et ce canal ne va nulle part. C’est, dit-on, des moines qui l’auraient creusé pour faire une réserve de poissons.
Philippe

Je connais l’abricotier, par contre je ne connais pas l’imbécile qui l’a fait abattre.
Il n’a probablement pas goûté la douceur de ses fruits, juteux, sucrés et légèrement acides et le plaisir immense de l’interdit quand j’y grimpe et m’y perche pour les avaler cul sec et cracher le noyau le plus loin possible.
Je me pend à la première branche que je peux attraper et je l’emprisonne de mes jambes pour me hisser sur son perchoir d’où je peux observer en savourant ce festin, mon petit voisin qui est monté sur le toit. Un espace de jeu formidable, là tout autour, tout est permis et l’imaginaire de l’enfant que je suis, programme une escapade nocturne où l’on allumera un feu dehors à la belle, rien que parce que dans le club des cinq ils auraient fait pareil.
Alors, on se donne rendez-vous.
Mais impossible. Impossible de franchir le lit de ma sœur qui me sépare de la fenêtre. Elle se réveille, ma sœur, la traîtresse !
Mon petit camarade attendra toute la nuit et j’apprendrais le lendemain qu’il a été puni.
Ne me voyant pas venir et parce qu’il n’a pu sortir lui aussi, il a allumé le feu dans sa chambre et le lino a brulé.
Un cercle tout noir de dix centimètres de diamètre l’a trahi au matin.
Mais la punition passée, on a recommencé.
On a grimpé à l’arbre et joué aux aventuriers.
Françoise P.

Je connais d’abord les Cambous par sa découverte après le virage quand sur la droite, entre deux piliers de pierre, on pénètre dans la cour.
Je connais les Cambous par le son constitué du bourdonnement des insectes butinant la glycine, le roucoulement des pigeons, parfois le bruissement des feuilles remuées par le vent.
Je connais les Cambous par cette odeur des haies de buis qui délimitent les trois zones de la cour : la zone sableuse qui reçoit la piscine démontable , l’espace « jardin » avec sa pelouse -si l’on peut appeler pelouse l’herbe qui y pousse- et, entre les deux, le vaste espace caillouteux d’accès des véhicules et qui sert de boulodrome avec ses cailloux à rebond et ses plaques de sable où s’enfoncent les boules.
Je connais les Cambous par l’escalier à gravir pour rejoindre la terrasse ombragée par une glycine centenaire.
Je connais les Cambous par la chaleur de ces journées d’été où il fait trop chaud pour faire quoi que ce soit, même jouer.
Cette maison, je la connais depuis mes 5 ans, c’est là que j’ai passé la grande majorité de mes vacances d’été.
Je la connais maintenant adulte, je la trouve moins grande.
Je la connais en hiver : finis les bourdonnements d’insectes, le parfum des fleurs violettes de la glycine, la chaleur du soleil sur ma peau.
Marc

Je connais le Rocher nid de pie par son chemin terreux bordé de noisetiers sauvages et de châtaigniers ombreux gorgés de fruits embogués à l’automne arrivé.
C’est dimanche. La traction de mon père évite comme elle peut les ornières encavées creusées par les hauts pneus des tracteurs tout neeufs. On arrive cahotant dans la cour de la ferme de mes grands-parents maternels. Les emplumés qui grattouillent tranquillement le tas de fumier s’envolent affolés et s’éparpillent en caquetant.
Tout le monde descend. On embrasse la Tante Louise qui sort de la « carrée » en essuyant ses mains au tablier qui protège un sarrau propre du matin.
On embrasse l’oncle Lucien. C’est mon parrain.
« Va chercher ton grand-père, il est dans cellier, au cul de la tonne ! »
Il a fait la guerre mon grand-père, la Grande, la Der des Der. Il est revenu vivant , en n’a jamais parlé. Maintenant qu’il est vieux, au cul de la tonne, pour oublier, dans le silence, il passe son temps.

Je connais le Rocher. Un gros affleurement de granit, tombé -là, sans doute après un chambardement volcanique.On a construit la ferme devant. Pas un dolmen mais c’est tout comme. Arrondi, rugueux grenu, comme de l’émeri, indéboulonnable du lieu où il a « chu », Il scintille de milliards de petites étoiles de mica en pépites cristallines. Un bijou géantissime que le temps n’a point dégradé. Moussu sur sa face nord, mes bras n’en font pas le tour. Je le caresse, je le touche, je le gratte , le rappe mes doigts enfantins l’effleurent tendrement. Il est à moi. J’aime me fondre en lui, corps contre corps. Je me nourris de ses forces éternelles. Je respire sa fraîcheur, me cache derrière son gros ventre afin que dans nos parties de cache-cache, ma sœur me cherche, m’y découvre triomphante , blottie conte lui, joue contre joue.

Je connais le nid de pie tout en haut du poirier qui pousse au pied de ce Rocher. Derrière la ferme, en plein nord et en plein courants d’air . Que fait-il là, le poirier à poires ? C’est pour que chaque année, les pies viennent y nicher. C’est comme ça dans le pays de Cogles , tout va de soi et plus le nid sera haut dans le poirier, plus le temps sera beau, plus l’été sera chaud, plus les blés seront dorés.
Le Rocher nid de pie ça s’écrit sans traits d’union, j’ai vérifié, mais les mots sont inséparables, unis, soudés.déposés en moi, des reliques incrustées.

Chaque année, on vient de loin, adossé sur le rocher, têtes levées, s’assurer de la hauteur du nid, pour prévoir les intempéries.
Après on s’assoit, « au bout du bi du ’bout du banc » comme dit la chanson, on repousse un peu les casquettes, ça détend, ça dégage un bout de front blanc, et on partage un « mic » qui chauffe, depuis le matin, sur un coin du fourneau, avec de la goutte dedans.
Jacqueline M.

Je connais d’abord la Tute de l’ours par l’éblouissement qu’elle m’apporte quand, campée sur son arrête, je contemple son panorama unique à 360°. Je suis sur mon toit du monde, chaque pic reprend dans le paysage la place où je l’avais laissé et vient me rappeler l’épreuve physique et la magie de son ascension passée.
L’été, je connais la Tute de l’ours, par ses pentes abruptes et herbeuses où le pied encotonné de mousse verdoyante, je traque au pied du sapin, le cèpe royal et la girole rousse. Je connais l’odeur de sa prairie, de ses rochers témoins, de ses arbres morts, vestiges des hivers rigoureux. Je caresse parfois le tronc rugueux des plus résistants, parfois même je les serre dans mes bras comme pour, par un phénomène d’osmose, me charger de leur force, de leur émotion à vivre dans un si bel endroit. Les pentes que je chahute, que j’éprouve, que je flatte, comblent tous mes sens : l’odeur souvenir d’une fleur rare ou le relent facétieux du satyre puant, la rudesse de la grimpette qui épuise mon corps et paradoxalement, lui confère une vigueur nouvelle, un surplus de vitalité, un sentiment de plénitude. De temps à autre, une myrtille ou une framboise font exploser dans mon palais une saveur enfantine et j’ai l’impression que mon corps se « restaure » se « détoxique ». Pour le plaisir des yeux, inutile de décrire ! Les mots n’y suffiraient point…Pics talqués émergeant au loin d’un bain de verdure et de soleil …Des bruits sourds, à peine perceptibles, proviennent de la vallée. Par contre, au passage des poulies, les câbles des œufs qui permettent d’accéder au pied de la montagne, le cri particulier des oiseux d’altitude et le silence des grands espaces rappellent vaguement le bruit de la mer, en particulier celui des voiliers dont les mâts en s’agitant au vent créent leur musique sur fond de mouettes rieuses et d’espace infini.
D’ailleurs, ce que je connais le plus de la Tute de l’ours, c’est à tout moment, cet accès à l’horizon de tous les possibles. Je m’y sens libre, je m’y sens pleine !
Mais, je la connais encore plus, l’hiver, quand au-delà de ses brusques changements de cieux, de ses averses neigeuses froides et pourtant ouatées, de sa mer de nuages enveloppante, émergent, comme sorties de nulle part, à la faveur d’un rayon de soleil perçant, les dentelles rocheuses du pic du Rulhe.
Je connais aussi le plaisir solitaire de ce pas de patineur qui me conduira encore plus haut sur la crête silencieuse pour me remplir le cœur et l’âme de ces images rares que je saurai convoquer à tout instant, une fois revenue à ma « Bretagne de vie ».
Là-haut, je connais aussi le frisson et l’extase que je ressentirai avant de me lancer dans la pente, éprouvant tour à tour mon corps, la géométrie et l’esthétique des lieux : l’adrénaline, la vitesse et toujours un endroit pour poser les yeux, la trace secrète d’un animal mystère, un sapin travesti de neige, la brillance d’une combe glacée, la fierté d’une courbe majestueuse. Je reconnaitrai aussi l’odeur de la neige, l’étrangeté des bruits qu’elle modifie, les petits ruissellements de la dame blanche qui abdique sous le soleil roi, la fraîcheur du vent dans mes oreilles, la tension heureuse dans mes genoux.
Je jouirai de ce sentiment de liberté folle, de cette fusion avec la nature que procure la maîtrise de ces deux planches que je mène ou qui me mènent à ces endroits de moi que je ne voudrais pas quitter. Heureux ours dans ta tute !!!!
Ghislaine

Je connais la rivière, mais d’un peu loin. J’habite au centre bourg, juste en face de l’église et seul, me relie à la Nature le chant des oiseaux que je connais fort bien… mais je connais l’Inam.
La rivière s’appelle l’Inam. En breton cela veut dire « la voleuse ». On dit qu’elle vole du terrain : en effet, elle n’arrête pas de sinuer, de zigzaguer, de se tortiller, de faire des va-et-vient au lieu de couler toute droite sans faire d’histoires, voilà pourquoi on l’appelle la voleuse, l’Inam.
Elle est bordée de saules, étroite, peu profonde, très rapide, on la trouve à Pont ar Lenn où elle traverse le lavoir et où nous allons capturer des vairons – on dit des loches – avec des bouteilles dont on a cassé le bout du cul : les poissons entrent et ne retrouvent plus la sortie. Les vairons, on les met ensuite dans l’aquarium mais, comme ils sont du genre suicidaire, on les retrouve le lendemain tout raides sur le plancher.
Plus loin, du côté de Moulin Conan et de Penanvern, l’Inam s’élargit et nous accompagnons notre père à la pêche à la truite. Il possède une grande canne en bambou, il pêche à la mouche artificielle avec des mouches qu’il fabrique lui-même ( ce jour où il déclencha le tollé général en coupant, pour terminer son appât, quelques poils de moustache du chat !). J’aime bien voir le ballet incessant de la canne et du fil, - je l’ai retrouvé longtemps après et en plus doux dans « Il était un père » de Ozu - . Il vise bien, notre père, jamais il n’accroche sa mouche aux arbres. Il prend des truites de temps en temps, tout dépend de si c’est un temps « à mordre » ou pas. Je ne veux pas que les poissons meurent et je décrète toujours « Y fait pas la taille » mais si la truite est vraiment belle, il la rapporte à la maison.
Pauvre Inam ! Est venu le temps de la sainte rentabilité et des pelleteuses et la décision de ramener la voleuse dans le droit chemin ; les saules ont disparu et un canal rectiligne traverse un nombre croissant de champs. Que voulez-vous… en ces temps de tartuferie morale, les contrevenants de toute sorte sont impitoyablement pourchassés.
Jacqueline R.

Je connais la rue des Treilles. Ma maison, le garage de mes parents, porte le numéro un de la rue. Elle traverse le village, c’est la rue principale. Je connais ses trottoirs où je faisais l’équilibriste sur leurs rebords en revenant de l’école. C’est ma mère, pour y aller, qui m’y conduisait avec la 4 ch. « Fanjio » qu’on l’appelait dans le village parce qu’elle était toujours pressée de me déposer à l’école à l’autre bout de la rue.
Ma maison est sur le côté droite à l’entrée du bourg en face du jardin de Marcel. Un peu plus loin sur la droite la cabane de l’arrêt du bus avec le nom du village écrit en grande majuscule blanche sur fond noir au dessus de l’entrée. A gauche après les pompes à essence, les fossés remblayés depuis longtemps et qui font tout le tour du bourg . Le pré aux vaches, celles dont j’avais peur, à qui je lançais des mottes de terre quand elles se trouvaient trop près des fils barbelés et de mes coins de jeu.

En face du pré sur la droite la maison de Mr Léger, plus loin la ferme du maire monsieur Top, puis celle des Legendre. Mon frère et ma sœur y allaient chercher le lait mais pas moi. Je ne sais pas pourquoi. J’allais un peu plus loin dans une petite rue chez madame Gruet. Je me souviens des poules qu’elle chassait de la table, de la cuisinière pour faire place au moment de payer. Je retrouvais là ma copine Béatrice avec laquelle je passais mes étés à jouer dans le grenier.

La rue des Treilles n’est pas droite elle louvoie jusqu’à un carrefour. A gauche elle rencontre la rue qui mène au boucher chez jean, au coop, à l’église, à l’école maternelle et au monument aux morts. Ce monument accueille aussi la statue de Blaise Rigault, sauveur du village contre des brigands au XVII ème siècle.
Sur la droite une rue où je ne vais que rarement, sauf quand j’accompagne ma mère chez la charcutière qui m’offre immanquablement une rondelle de saucisson à l’ail au goût délicieux. Pas besoin de quémander cela n’est pas autorisé.
Au coin, un café où l’on ne va jamais, c’est mal vu. En face le magasin, sorte de quincaillerie où je vais acheter mes petits cadeaux de fête des mères, repérés depuis des jours dans la vitrine.

La rue des Treilles monte encore vers un autre café sur la droite, tenu par les parents de Corinne une autre copine de classe. On n’y va pas non plus.
On arrive à la pharmacie, accueilli par Youki petit chien blanc qui a le devoir d’aboyer pour prévenir la pharmacienne et son mari qu’un client est entré car ils sont souvent de l’autre côté de la rue au « Cheval Blanc » unique hôtel-restaurant-bar du village.
Avec moi Youki n’aboie plus, il me connaît bien. Je viens deux fois par semaine le jeudi et le samedi pour mes cours de latin. Alors j’attends que Takou la pharmacienne se souvienne de moi. Quand enfin elle arrive , elle me demande pourquoi je ne suis pas allée la chercher en face. Je lui réponds que je n’ai pas le droit , elle hausse les épaules et nous partons derrière les étagères de médicaments dans une sorte de salle à manger, pour le cours : Rosam, rosas, rosa...

Une ruelle et l’école primaire où Mademoiselle Combes l’institutrice me terrorise autant par sa sévérité que par sa silhouette. Petite femme maigre, le cheveux noir et court, sa jambe atrophiée par la polio dissimulée sous une longue jupe kilt qui lui donne une démarche particulière.

Je ne vais jamais plus loin. C’est pour moi le bout, la fin de la rue des Treilles ou bien le commencement, l’ heureux retour vers la maison. Sauf quand je rencontre en chemin le troupeau de vaches qui revient des prés. Terreur, angoisse. Si je peux je vais me cacher dans le renfoncement le plus proche. Sinon, j’essaie de me faire toute petite, je presse le pas, je sais que certaines d’entre elles vont s’arrêter, me fixer de leurs gros yeux, la tête baissée comme si elles allaient charger. Mais pourquoi donc ma mère m’affuble-t-elle de blouse rouge !!! Je dévale la rue des Treilles vers ma maison-refuge.
Françoise G.