Anniversaire de la disparition de Yasujiro OZU

dimanche 8 décembre 2013, par Webmestre

Cher Yasujiro-San,

Saviez-vous, quand vous filmiez la gare de Kita-Kamakura, que c’est dans son cimetière que se dresserait votre stèle funéraire et que celle-ci deviendrait un lieu de pèlerinage où fleuriraient les bouteilles de saké en hommage au buveur impénitent que vous fûtes ? Cela vous aurait surpris, vous qui vous considériez comme un simple artisan ; cela aurait certes titillé votre solide sens de l’humour noir, au vu de toutes ces scènes d’après banquet – banquet funéraire ou banquet de mariage – où de vieux messieurs, fin saouls mais fort dignes, essaient de philosopher sur le sens de la vie et le temps qui passe en s’esclaffant pour ne pas pleurer…

La plupart du temps, vous racontez la même histoire, une histoire qui ne fut pas la vôtre, vous qui avez vécu une grande partie de vos soixante ans d’existence seul auprès de votre mère. Un père – sauf une fois, une mère – hésitant pendant plus de deux heures de récit entre le devoir de marier sa fille et la tentation de la garder pour ne pas avoir à vivre seul. Vos histoires sont lentes, accompagnées d’une musique désuète, voire sirupeuse qui insupporterait ailleurs mais qui ici prend toute sa place.

Dans votre monde, des trains passent et repassent, du linge enfilé sur des perches claque au vent, de hautes cheminées d’usine crachent une épaisse fumée, des enseignes de bars font clignoter leurs néons de chaque côté de ruelles étroites au fond desquelles stationnent les mêmes grosses voitures américaines. Des enfants en uniforme se rendent à l’école. Les mères sont au foyer et s’occupent de gamins intenables et colériques, les pères, fils et filles travaillent dans des bureaux, assis en longues rangées derrière de crépitantes machines à écrire. De retour au logis, le mari laisse tomber sur le sol son veston que l’épouse s’empresse de relever et de poser sur un cintre : « Le bain est prêt. As-tu dîné ? ». Tout le monde circule en chaussettes, à petits pas un peu tordus, d’une pièce à l’autre, le long d’étroits couloirs… Quelques tableaux, une horloge, une cage avec un oiseau et une bouilloire rouge, toujours la même, qui se balade dans le décor en dépit de toute logique. Des visiteurs, parents, amis, voisins, entrent, s’inclinent et on sort et tapote les coussins. À des moments inattendus, résonne soudain une musique fragile qui semble venue du ciel : quelques notes de piano, petite ritournelle simple et enfantine qui naît sous les doigts malhabiles d’un gamin qu’on ne voit jamais.

Dans votre monde, cher Monsieur Ozu, les gens ne vont presque jamais nulle part, ils sont là, tout à coup, à la maison, au bureau, au temple, au restaurant, au théâtre, dans le train. Vos histoires n’ont pas d’histoire, il ne s’y passe rien, que du quotidien doucement bousculé par une rupture, un décès, un départ. Quotidiens sont aussi vos personnages, émouvants dans leur retenue et leur sincérité. Vous faites appel aux mêmes acteurs – mais quels acteurs ! -. Vous avez l’art de nous introduire, muets d’empathie et d’émotion, dans l’univers de ces gens simples et lumineux qui constatent, avec une douce sérénité dépourvue de tristesse, l’existence du pire au sein du meilleur : « Mono no aware ».

Merci, cher Yasujiro-San, d’avoir rajouté aux nombreuses portes coulissantes de vos décors, celle par laquelle nous entrons dans votre monde. Nous y adoptons votre respiration ample et profonde qui nous désenclave de nos tensions et de nos peurs, nous contemplons, nous ressentons, nous rions et pleurons, en un mot, nous nous libérons pour frôler l’éternité.

Yasujiro OZU ( 12 décembre 1903 / 12 décembre 1963 ) est l’un des plus grands cinéastes japonais, auteur d’une cinquantaine de films muets puis parlants. Il a travaillé avec la même équipe technique et les mêmes acteurs. Ce n’est qu’à partir de 1978 qu’il a été connu en France.

Photo du tournage de Voyage à Tokyo avec l’actrice Setsuko Hara et Ozu debout derrière la caméra.