La Grande Librairie du Café de Paris

jeudi 26 avril 2012, par Jacqueline Mottais

La Grande Librairie du Café de Paris

La pendule du Tribunal indique un temps arrêté.
Suspension désordinaire.
Complicité de la vieille horloge avec une bande d’accrocs à la lecture qui, une fois par mois, le soir vers dix-neuf heures, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige ou que les oiseaux sifflotent, descendent dans le sous-sol du Café de Paris mis gentiment à disposition.

Un endroit oublié que l’on peut « réserver pour nos réunions de groupes, nos soirées entre amis. Tenue correcte exigée » …
Personne ne manque d’allure, alors on s’enfile par un étrange escalier anguleux que dévalent derrière nous, les serveurs pressés, carnets de commande à la main ou plateaux en équilibre.
De mauvaises banquettes défoncées en skaï orangé, défraîchi, déchiré , font presque le tour de la pièce au centre de laquelle se baladent poufs et tables, ressemblant à des enrouleurs de câbles électriques, usées par les coups d’éponge, disposé comme les auto-buttantes d’un manège sur le point de redémarrer. Une peinture ocrée, fadasse, recouvre les murs et le plafond. Rien ne donne envie de rester-là mais plutôt de remonter quatre à quatre vers un lieu plus chaleureux moins décrépi, mieux décoré.
« Ultima collezione Martini », une réclame des années soixante égarée sur le mur. On a envie de suggérer une autre déco plus littéraire, moins « crème au caramel de pensionnat », plus joyeuse, plus street’art, imaginé par l’œil artistique de Steph-Sam-l’épistolière . On a envie de coller des affiches de ciné, des portraits d’écrivains, de tagger en couleur, de slamer en chœur.
On y vient le deuxième jeudi de chaque mois. On y revient. On ne raterait ça pour rien au monde. On arrive toutes et tous, les uns après les autres .Nos sacs bourrés de livres. Ou les livres sous le bras. Ou les livres à la main. Ou pas de livre du tout. On rentre vite s’il fait froid. On bavarde un peu sous l’œil fixe de la grosse pendule, s’il fait beau .
Puis, c’est la plongée dans notre Grande Librairie à nous. Pas dirigée par le beau François, pas sous les spots, ni les caméras, pas dans des fauteuils blancs, mais néanmoins tout aussi honorable. Une loi non écrite en autorise l’accès à tous. Juste pour être là, écouter, se plonger dans les grands yeux clairs de Fred-la-passionnée, l’écrivain du lot, la vraie, qui publie, qui remplit les pages blanches de son atelier, qui sait si bien nous embarquer dans l’oubli de nos soucis, nous fasciner de ses lectures originales dénichées on ne sait ni où ni comment.
On s’installe. On passe commande ; Jurançon, chocolat chaud, bière, Périer…

« Bien, qui veut commencer ? lance Catherine la présidente de Page Blanche carnets et crayons en main ;
Silence. On s’observe.
On minaude un peu par cabotinage.
Allez, j’y vais !
Catherine ouvre son carnet. Tout est noté, tout est écrit, petit serré, précieux. On sent l’organisée.
« Si, si , on en a déjà parlé de ce livre là ! »
Les pages du carnet se tournent …
« C’était en avril 2010. C’est marqué-là ! »

Et c’est l’instant magique de l’estompe dans l’enclave oubliée .
Loin des rumeurs du monde . Dans le temps figé de la pendule d’en face. C’est l’instant magique de la présence inspirée des écrivains qui se mettent à hanter la pièce biscornue, informe, s’assoient sur le vieux skaï vintage. C’est l’abreuvoir de la littérature, de tous les temps, de tous les âges, de tous les pays, de tous les mondes. On lit. On écoute. La liseuse. Le liseur. On note. Sur un cahier. On ira à la médiathèque ou bien chez Mary, ou bien chez Odyssée ou bien encore chez Complètement ma bulle voir un peu ce que sont les Mangas.

« Je peux le garder ton livre ? »
Ronde des livres, d’une main à l’autre, d’un sac à l’autre. D’une BD à Paul Auster, de Camus à Virginia Woolf, de Yoko Okawa à Laurent Gaudé, de Alice Ferney à Carole Martinez et son Cœur cousu, de ceux de nos dix-huit ans à ceux d’ Ahmed Kalouaz placés cette année, dans des valises. Livres voyageurs comme l’auteur admiré.

« Je viens de relire Jean Giono ! Quel bonheur ! » explose Jacinthe
C’est si lumineux, si éblouissant ! Faut pas les oublier les anciens. »

On lit de tout. Des textes dont on reconnaît plus tard la beauté, la force et qui ont joué un rôle dans la formation de ce que nous sommes sans que nous nous en soyons aperçus.

De la-haut, le chahut ne nous arrive même plus, Nous sommes calés dans notre rituel mensuel arrosé de Jurançon bien frais. Les voix deviennent rêveuses et douces . Le plafond caramélisé devient bleu et le ciel s’élève très haut. On se nourrit de mots, à la recherche d’un sens au monde, du semblable, du dissemblable. La lecture nous alimente, elle nous parcourt avec plaisir, avec curiosité, incertitude parfois. Et les chemins s’ouvrent sur la capture des mots des autres. Des nôtres aussi dans les livres de Fred, ceux de Jean pris d’une fuite subite autant qu’ imprévue et qui nous a plantés-là . Plus de haïkus, de romans policiers, de récits de voyage . Il nous manque. Comme nous manque Aline et ces lectures décortiquées jusqu’à l’os.

L’heure s’avance. Les titres défilent. Les livres se résument. On lit la quatrième de couv. Les cacahuètes diminuent dans les assiettes. Encore une goutte de Jurançon avant la remontée.
Tout choses. Tout bizarres.
L’ empreinte des livres sur notre imaginaire s’incruste sur les marches du vieil escalier anguleux.

On s’en va dans la nuit de l’hiver ou dans la fraîcheur des soirées printanières, une par une, un par un, chamboulé, tourneboulé, envoûté, apaisé par un monde dans lequel on serait bien resté.

La pendule du Tribunal n’indique plus le même temps arrêté.

Jacqueline