Tobby, chien d’aveugle.

mardi 11 septembre 2012, par Philippe Boulnois

Tobby est mort. Tobby, c’était le chien de Fernand. Fernand est non voyant. Sans son chien plus question de mettre le nez dehors. Oh pas par crainte de se perdre ! Le village est tout petit et tout le monde connaît Fernand. Mais entre Fernand et Tobby, il y avait beaucoup plus qu’une lanière de cuir. Tobby c’était son compagnon de tous les jours, son l’alter ego.

Au bout d’une semaine Germaine, Germaine c’est la femme de Fernand, Germaine elle n’en peut plus de le voir comme ça, à tourner en rond là autour d’elle, « tu vas me rendre folle ».

« Fais un tour de jardin, va au café ! t’as pas besoin d’un chien pour aller jusqu’au café »… 

« j’ai pas le goût » répond Fernand.

Germaine, ça la bouleverse le chagrin de Fernand. Alors elle a une idée, une idée si simple, si évidente qu’elle se demande où était donc passée sa tête tous ces jours derniers.

Elle allume sa bécane, et se connecte sur eBay. Ebay c’est sa marotte, sa distraction, et avec les trucs quelle vend c’est même devenu son petit pot de beurre dans les épinards et c’est pas de refus hein vu ce qu’elle gagne comme technicienne de surface dans la supérette du bourg ! Elle tape « chien d’aveugle », la réponse ne se fait pas attendre : aucun objet ne correspond à votre requête. Germaine essaye « chien », tout court, sans plus de succès.

Pour une fois, eBay la déçoit. D’habitude elle trouve toujours ce qu’elle veut.
Mais elle a de la ressource Germaine, elle change sa souris d’épaule et va sur un site de petites annonces. Elle place une demande pour « un chien calme, affectueux et aimant la nature ». Quelques heures plus tard, le robot du forum lui envoie un mail : quelqu’un a répondu. Un foromeur lui propose « un setter-anglais, très doux, aimant les enfants » (les chiens ? Ça aime toujours les enfants ! non ?) et les grandes balades dans la campagne (les chiens ? Ça aime toujours les balades ! non ?).

Justement, il s’en sépare pour ça, il a plus les jambes pour le suivre. Le chien s’appelle Tobby.

Tobby ?

Germaine y voit un signe. Plus qu’un signe c’est carrément une interpellation du destin. Si le chien s’appelle Tobby, c’est le chien de Fernand. Pour le faire venir, c’est pas simple. Tobby est actuellement chez son maître, en Alsace, et Germaine habite les Pays de Loire. Mais sur un forum on n’est pas seul, et la situation de Tobby émeut (la situation des animaux, ça émeut souvent ! non ?)

Une chaine de solidarité s’organise, et Tobby arrive en 3 jours d’auto-stop sans même avoir à lever la patte, sauf une ou deux fois sur une roue de passage (un chien ? ça aime bien lever la patte ! non ?).

Le matin du quatrième jour, elle dit à Fernand « lève toi donc, Tobby t’attend ! » Fernand a un moment de trouble, Tobby est mort ! C’est y pas que la Germaine elle déménage ? Qu’elle va l’envoyer rejoindre Tobby, qu’elle va le crever comme ça comme un chien ! Maintenant qu’il est toujours dans ses pattes !

« Idiot ! Tobby t’attend ! Et même, il est là devant toi ». Les jappements finissent de convaincre Fernand, ses yeux morts balancent de grosses larmes : « Tobby c’est mon Tobby c’est mon gros chien-chien à moi ». Tobby a soif, les larmes de Fernand sont les bienvenues et la langue de Tobby les engloutit avec volupté et gourmandise : « Fernand, c’est mon Fernand ! » pense très fort Tobby, mais sans piper mot (un chien qui parle ? Ça pourrait inquiéter ! non ?).


Fernand et Tobby deviennent inséparables.
Et c’est reparti pour de longues et délicieuses promenades dans la campagne et Germaine peut à nouveau s’adonner à son passe-temps favori : chiner sur eBay.
Tout va bien.


Jusqu’en octobre.

En octobre, Tobby devient agité. Il tourne en rond, grogne, refuse sa paté.

Le jour de l’ouverture quand résonnent les premiers coups de fusil Tobby devient enragé. Il se met à geindre, il gratte à la porte pour sortir. Il vient chercher Fernand et le tire par la manche. Fernand se décide, un peu inquiet tout de même, pendant la chasse, il suspend ses promenades : principe de précaution (les accidents ? C’est avant qu’il faut y penser ! Non ?). Les chasseurs ne sont pas aveugles, mais certains sont maladroits surtout après le repas de midi.

Alors Fernand s’habille en blanc, et fixe un drapeau blanc au bout de sa canne blanche. C’est une avant-garde de l’ONU à lui tout seul. Quand il entendra du bruit, il agitera le drapeau, pour signaler sa présence.
Les voilà partis dans les champs. Tobby, très excité, tire un peu fort sur le harnais et on l’entend souffler comme un damné. Soudain… il s’arrête… la gueule se ferme… on entend plus un bruit. Fernand, inquiet, lève sa canne et agite son drapeau tout en criant « c’est Fernand, c’est Fernand ! »
Tout cela fait s’envoler une petite compagnie de perdrix qui courrait à pattes dans des éteules de maïs. Deux coups de feu claquent. Fernand lâche la laisse, lève sa canne à bout de bras et agite frénétiquement son drapeau, tout en criant « Halte au feu ! Halte au feu ! C’est Fernand ! »

Tobby, profitant de la situation, se précipite et quelques instants plus tard ramène dans la main de Fernand une dépouille plumeuse encore toute chaude de la vie qu’elle vient de perdre.

Sa surprise passée, Fernand perçoit des ahanements rauques derrière lui. À n’en pas douter c’est le gros Léon qui approche après avoir grimpé le talus.
« J’croyais bien avoir eu l’aut’e aussi ! » Fernand lui tend la perdrix qu’il a dans la main. Voilà Léon rassuré il a toujours un aussi bon coup de fusil. Il dit à Fernand « ton chien l’a un nez formidab’e ! j’suis passé deux fois ici et mon cochon de cleps n’a rien senti. Tu vois, je s’rais toi, avec un cleps comme ça, j’prendrais m’permis. Tu rent’rais jamais bredouille ».

Léon il est con… c’est pas pour la rime. Léon il est comme ça… il est con ! 
Par moment il a une lueur, mais en général c’est après, quand c’est trop tard. Du coup, là, il se tait et puis comme se taire ça lui fait monter l’angoisse il peut pas s’empêcher d’ajouter « excuse-moi… j’avais oublié ».

Fernand ne répond rien, Léon est encore plus gêné. Ces yeux morts qui le regardent ça le met mal à l’aise, il se dandine d’un pied sur l’autre et frotte sa main contre sa cuisse. « t’as un nouveau pantalon de chasse, Léon ? » Ça confirme ce que pense Léon, sans oser le dire à personne, même pas à lui même : un aveugle, ça lit dans les pensées ! Peut-être même que ça voit, mais par des moyens cachés, des moyens invisibles. Léon il aime pas ça. Il se dit qu’il faut conjurer le sort alors il prend la main de Fernand et y replace la perdrix « tiens ! tu l’as bien mérité sans ton chien j’serais rentré bredouille ! »


Rentré à la maison, Fernand raconte son aventure à Germaine. Elle sort la bouteille de cidre qui n’attend que des moments comme ça pour frétiller de la mousse. Elle pose deux bols sur la table et un par terre pour Tobby ( Il l’a bien mérité ! Non ?) 
Pendant qu’elle chaloupe ses joues avec sa bolée, bâbord-tribord, avant de l’envoyer par le fond, elle a une idée, elle se connecte sur eBay et tape : « fusil de chasse+cartouches ». Elle tombe sur un lot intéressant : « un calibre 12 à canons superposés, ancien, mais en très bon état, avec 15 boites de cartouches de tous grains ». Elle emporte le tout pour 125 €, c’est une affaire. En colissimo le fusil arrive en 48 heures.
Et le dimanche Fernand est parti à la chasse, dans son habit immaculé, son fusil sous le bras, sa canne blanche avec le drapeau blanc au bout. Il a traversé tout le village ainsi.

Au « Nemrod » le fou rire a été aussi général que la tournée du patron. 
La suite a donné tort aux rieurs. Des secteurs entiers de la campagne sont devenus dangereusement incertains. Quand Fernand tire, y a pas de sommation ! 

Le « Nemrod » ne désemplit pas, et les discussions vont bon train chaque dimanche ( les discussions, ça va souvent bon train ! Non ?). Il ne désemplit pas au grand réconfort du patron qui défend le droit pour Fernand de chasser, lui aussi. 
Au début quelques-uns se sont hasardés malgré tout. Quand ils se sont trouvés en présence de Fernand ils ont crié « eh ! Fernand c’est nous ! » une erreur qui leur a valu une belle frousse, parce que Fernand et son fusil ont pivoté exactement dans leur direction. Le « salut les gars ! » ne les a pas vraiment rassurés rapport, sans doute, aux deux yeux noirs du canon pointé dans leur direction, et à Fernand qu’est pas à l’abri d’une racine ou d’une pierre qui le ferait buter.

La rencontre suivante, rendus prudents, ils n’ont fait aucun bruit et ont commencé à s’éloigner le plus discrètement possible. Mauvaise pioche. Tobby a trouvé ça louche il s’est mis en arrêt dans leur direction et là, sans hésiter, Fernand a fait feu. Y a pas eu de blessés, mais depuis c’est le calme plat au moins durant la matinée.

L’après-midi Fernand fait la sieste avec Tobby. Alors les chasseurs en profitent, mais après une matinée passée au café et un bon repas ils sont nombreux à n’être plus très vaillants et les autres visent plutôt mal. C’est même, à vrai dire, plus dangereux l’après-midi que le matin. Mais un tireur aveugle ça fout les ch’tons ! plus en tout cas qu’un chasseur bourré c’est comme ça dans l’inconscient du chasseur (on a peur que de ce qu’on ne connaît pas. Non ?).


Le gibier, lui, prospère. Un an passe, puis deux. Le patron du bar a acheté un deuxième établissement en ville. Il fournit discrètement Fernand en munitions. 



Et puis, voilà, ça devait arriver. Il avait eu toujours une petite santé. Fernand est mort. Comme disent ses amis au café il est mieux là où il est (quand on est pas bien quelque part, on est forcément mieux ailleurs ! Non ?)



Au bout d’une semaine, Germaine elle n’en peut plus de le voir comme ça, à tourner en rond là autour d’elle, « tu vas me rendre folle, la porte est ouverte t’as pas besoin de moi pour aller faire un tour dans les champs ? »

Tobby est couché, la tête entre les pattes et ses yeux descendent presque aussi bas que ses oreilles. Germaine et lui se regardent « t’as pas le goût hein ? » . Tobby pousse un profond soupir. Germaine, ça la bouleverse le chagrin de Tobby.

Alors elle a une idée, une idée si simple si évidente qu’elle se demande où était donc passée sa tête tous ces jours derniers. Elle tape sur un site de rencontres « chien setter, belle allure, cherche maître non-voyant, affectueux, aimant les grandes ballades pour une relation durable, impératif : s’entendre avec ma maîtresse, la cinquantaine, bonne présentation, fine cuisinière, maison bien tenue, internet illimité, pas sérieux s’abstenir… »