Atelier du 10 décembre

dimanche 13 décembre 2020, par Caroline Lanos

Consigne d’Antoinette

"Antoine et Tony n’ont rien prémédité, rien comploté. Ce matin-là, ils ont fait la course sur le chemin du collège. Comme ça, pour s’amuser, pour savoir qui des deux courait le plus vite. Mais au bout du parking, ils n’ont pas ralenti, ni rebroussé chemin, ils ont continué à petites foulées, sans se concerter. La cité s’est éloignée et ils ont envoyé balader leurs soucis et leurs sombres pensées. Pour Tony, la hantise de se faire expulser vers l’Ukraine et d’avoir à quitter la France. Pour Antoine, la peur de prendre une nouvelle dérouillée parce que son père a envie de se passer les nerfs. Depuis ce matin où tout a basculé, ils courent côte-à-côte, en équipe. Ils se sentent capables de courir pendant des jours, tant qu’il leur restera une once de force. Fatigués mais terriblement vivants."

Présentation sur le site Babelio, du roman d’Éric Pessan, Aussi loin que possible (2015)

Eric Pessan - Aussi loin que possible

Ce sera un long voyage.
Courez un moment avec ces deux adolescents (ils sont en 4ème) en imaginant un épisode quelconque de leur périple.


TEXTES

Leur esprit semblait filer aussi vite que leur corps. Ils avaient l’air de voler, ces deux ados qui croisèrent mon chemin dans les rues de la Cité. Absents de tout ce qui les entourait. Qu’entendaient-ils ? Que voyaient-ils ? Ils auraient dû être au collège. L’heure de la rentrée était largement passée. Ils avaient dû envoyer balader leurs sacs pour se sentir allégés. Inquiète devant ce qui avait l’air d’être une évasion, une fuite éperdue, je courus derrière eux, m’assurai d’aucune poursuite de voitures policières ou d’un autre genre encore pire.
J’avais moi-même le goût de courir. On dit que courir, c’est écrire et que toute course nourrit l’inspiration. On y voit un rapport au monde particulier.
Pour ces deux-là y aura-t-il un poteau d’arrivée ? Je jurerais qu’il ne marquerait aucune fin. Je sentais dans cette course fusionnelle, un geste rebelle, un ras le bol, un dépouillement du coeur et du corps, une overdose de vie trop dure pour eux. Ils couraient d’un même souffle solitaire . Je me calai dessus.
On était sorti de la cité depuis longtemps. J’avais l’impression de courir vers rien. Je me trompais. Dans le premier village venu, je les vis rentrer dans une pharmacie et ressortir aussi vite les mains chargées de pansements chapardés sous les hurlements du pharmacien qui finalement laissa tomber en fulminant contre ces voyous qui...
Encore quelques foulées pour se mettre à l’abri et s’asseoir. Echevelés, trempés de sueur, haletants, grimaçants, baskets enlevées. Je compris tout de suite qu’ils avaient tous les deux mal aux pieds. Des ampoules aux talons. Ils ne cherchèrent pas à fuir alors je m’approchai, leur pris les pansements des mains, et bardais leurs pieds des boites entières. Sans rien dire. Ils se laissèrent aller. Je ne posai aucune question. Ils ne m’en posèrent pas non plus. Deux enfants blessés. En souffrance. Hagards. Loin d’eux-mêmes. En échappée belle imprévue. Prêts à vivre les défis les plus fous pour survivre. Nos silences et nos regards échangés en dirent plus longs que mille mots.
Je compris qu’ils avaient eu le courage de commencer une longue traversée et « qu’ils n’avaient devant eux rien d’autre en face que le pur espace et la saison . »

Citation de Rainer Maria Rilke

Jacqueline


La course

J’aperçus ces adolescents en train de courir. Je décidai de me joindre à eux.
Hélas, hélas, je suis lente.
Lorsque je cours, je ne suis pas du genre « fusée ».
Ces pauvres jeunes gens, n’osant pas me semer, n’osant rien dire à la senior que je suis, n’ont pas pris leur envol. Ils ont essayé de s’adapter à ma façon de courir.
Mon rythme de course, mes petites foulées me permettent de courir longtemps, très longtemps...
Cela les a épuisés.
Hélas, hélas, ils n’ont pas tenu le coup.
Ils n’en voulaient plus, ils en avaient encore.
Je les voyais en nage, rouge écarlate.
J’ai paniqué.
J’ai craint qu’ils aient un infarctus.
Cela arrive, même aux jeunes.
Je me suis mise à gesticuler dans tous les sens en hurlant :
« SOS, terriens en détresse ! »
Un badaud s’est empressé d’accourir.
Me voyant dans un tel état de nerfs, il a appelé le Samu qui m’a embarquée.
Direction, l’hôpital psychiatrique !
Je ne cours plus, même lentement.
Les endorphines, la « niaque », c’est fini.
J ’ai la camisole de force.

Nelly


• Courir ? ! Courir avec vous ?! Quelle drôle d’idée ! Vous savez à 80 ans on ne court plus, on marche et encore avec difficulté et lenteur alors courir je n’y pense même pas !
• Allez m’dame je vous porte sur mon dos pour faire un p’tit tour !
• Non mais jeune homme pour qui me prenez-vous ?
• Attends Tony, et si vous montiez et qu’on vous tirait avec le petit chariot qui est là ?
• Oui madame on vous fait faire le tour du village, ça c’est une bonne idée Antoine !
• Que vont penser les gens ? Ma réputation va en prendre un coup mes p’tit gars.
• A votre âge vous pensez encore à votre réputation ? Faire un truc fou, c’est pas une bonne idée, l’occasion ne se représentera pas !

Voilà comment à 80 ans je suis montée dans le chariot avec lequel je transporte habituellement mes bouteilles vides et mes journaux jusqu’au conteneur. Les deux petits gars m’ont tirée gentiment. Ça penchait un peu dans les tournants et ça nous faisait rire. Les gens n’en revenaient pas. Mamie Frannette en goguette avec deux jeunots inconnus et qui riaient à gorge déployée ! Du jamais vu dans le village. On va s’en souvenir longtemps.
Les deux garçons m’ont ramenée chez moi. Je leur ai donné à chacun une bouteille de Coca et des gâteaux, ils l’avaient bien mérité. Je les ai regardés repartir. Quand je ne les ai plus vus, je me suis aperçue que je ne leur avais même pas demandé d’où ils venaient et où ils allaient comme ça en courant. Je n’ai retenu que leurs prénoms et rien d’autre. Mais j’ai en mémoire un bon souvenir, une sorte de cadeau qu’ils m’ont fait pour mes vieux jours.

Françoise


Antoine et Tony courent, côte à côte, longues foulées faciles, les bras suivent le rythme mais, depuis le départ, les efforts sont plus soutenus, la respiration reste régulière, les mouvements sûrs, ils sont concentrés, leur cadence est réglée comme du papier à musique, ils ne se regardent pas, n’en ont pas besoin, ils sont ensemble, c’est tout. La progression est stable, résolue, implacable. Ils ont laissé derrière eux la ville et sa triste périphérie, ont bifurqué sur une départementale puis, d’un commun accord, se sont engagés sur un chemin que bordent des champs colorés, jaune, vert, rouge. Antoine ralentit, son regard parcourt cette étendue qui frissonne sous la légère brise, il trouve cela beau ; un peu plus loin Tony sautille sur place, quand Antoine arrive à sa hauteur, il montre d’un coup de menton les champs :
- Luzerne et coquelicots, la luzerne c’est pour le bétail !
- Et les coquelicots ?
- Sais pas, peut-être pour faire joli !
Ils ont repris leur foulée, une allure plus tranquille qui permet à Tony de raconter des vacances à la campagne et son désir de faire des études d’horticulture, Antoine écoute, lui, il ne sait pas ce qu’il veut faire plus tard, il vit au jour le jour, sans projets, là dans l’immédiat, il veut juste courir, pour ne pas penser, fuir sans doute, il jette un coup d’œil à son comparse et doucement accélère la cadence, Tony se tait, sourit, il suit. Antoine et Tony courent, côte à côte, en silence, concentrés sur leurs foulées, ils côtoient d’autres prairies avec d’autres couleurs, ils ne s’attardent pas, ils traversent un bois, le soleil filtre à travers les frondaisons rendant la chaleur de cette fin d’après-midi agréable, puis ils arrivent sur un terre-plein donnant sur un plan d’eau, la lumière miroite sur l’eau, le spectacle est saisissant mais ce n’est pas ce qui a freiné les coureurs, non, ils sont stoppés dans leur élan car fascinés par un engin étincelant, posé là, comme abandonné.
- Non mais t’as-vu c’est une Harley !
- Ouais, et le dernier modèle, un cruiser.
- Conduite super décontractée et tu sais à combien ça monte ?
Les deux tournent autour de la moto, faisant à mi-voix des commentaires, impressionnés.
- Alors les gars, elle vous plaît ma bécane ?
Ils se tournent surpris vers cette voix rauque, un homme grand, blond s’avance, balancement d’épaules, démarche chaloupée, bras tatoués, pantalon et bottes de cuir, blouson négligemment jeté sur l’épaule, il y a du vécu chez cet homme, il occupe l’espace, dégageant une étonnante animalité confirmée par des yeux bleus en amande, un regard magnétique, le visage est ridé, parcheminé, moustache et bouc pas entretenus, il n’est plus tout jeune, il a dû être beau, très certainement avoir une belle gueule d’ange, il balance son mégot d’une pichenette, les observe l’un après l’autre, circonspect, semble les jauger, brusquement il se met à leur développer d’une voix feutrée, presque un chuchotement, toutes les caractéristiques de la moto, les deux écoutent religieusement, ils retiennent leur souffle, complètement subjugués, puis l’homme se tait, ayant épuisé son sujet il enfile sa veste, enfourche le monstre, leur adresse un bref sourire comme une offrande avant de boucler son casque et dans une pétarade digne de l’enfer s’éloigne et disparaît très vite de leur vue, le bruit, lui, met du temps à s’estomper. Antoine et Tony, comme médusés restent cloués sur place puis Antoine s’ébroue et tout excité se met à gesticuler et crier :
- Et dis t’as-vu, hein, c’était lui, j’ai pas rêvé, c’était lui !
- Ouais mon pote, c’était bien lui, en plus c’était écrit sur son blouson.
Et tout les deux de rugir à l’unisson :
- JOHNNY !!!
- Ils voudront jamais nous croire quand on leur racontera ça !
- C’est sûr, trop cool !... Bon, en attendant, nous reste du chemin à nous...
- Allez hop c’est reparti !
Antoine et Tony s’échauffent quelques instants puis côte à côte se remettent à courir, longues foulées, respiration régulière, concentrés.

Roselyne