LGL du 14 mai 2020

mercredi 27 mai 2020, par Frédérique Niobey

La Grande Librairie du Café de Paris, jeudi 14 mai 2020.

Etablissement fermé pour cause de confinement renforcé.

Les âmes de livres

1950 et tant...
Dans une vraie rue. La grosse horloge du Tribunal indique 16 h 30. Sortie d’école. Les marronniers qui protègent le monument aux Morts, voulu par Armel Beaufils en 1920, sont en fleurs roses et blanches. Un écrin de verdure. A l’automne, les Fougerais ramassent les fruits lisses et brillants, empêcheurs de rhumatismes, tombés des arbres majestueux, qu’ils mettent dans les poches de leurs manteaux ouvriers. Les enfants les font rouler dans les caniveaux comme les billes de leurs jeux.
Le soleil au couchant illumine un fronton de bois peint où s’inscrit en lettres noires
LIBRAIRIE-PAPETERIE PUJOL
On s’arrête devant l’étalage. On reste là. Des images dansent dans la vitrine. On monte trois ou quatre marches en granit lisse. On pousse une porte vitrée. On rentre dans La Librairie-Papeterie Pujol. Madame Pujol est la Libraire de la haute ville. Monsieur Pujol est un imprimeur réputé de cartes de visite, de faire-part de mariage aux alliances entrelacées, de faire-part d’obsèques encadrés de noir, de menus de banquets, d’images de communion solennelle, et de confirmation, de factures à entête. Monsieur Pujol aime à parler politique avec Monsieur Le Ker de la Droguerie-Miroiterie au Café de la Tête Noire. Madame Pujol bénéficie de la réputation de notable de son mari. Toujours fort bien habillée, maquillée, cheveux en chignon, chemisier fermé jusqu’en haut par de délicats boutons en nacre ivoirée. Assise derrière sa caisse, Madame Pujol est un buste. Madame Pujol n’a pas de pieds. Madame Pujol est une statue fort peu souriante, gardienne d’un lieu sanctuarisé. On ne touche ni aux livres, ni à quoi que ce soit d’autres. La statue se lève sur des pieds chaussés de chaussures à talons hauts, pour servir une clientèle adolescente dont elle se méfie ou dont elle craint peut-être, qu’elle n’abîme les livres qu’elle aime. La librairie-papeterie Pujol est un magasin à deux niveaux. L’entrée principale, s’ouvre sur la place Aristide Briand, tout en profondeur, en étroitesse, chargé de rayonnages remplis de romans en tous genres, des éditions Hachette, Gallimard, Larousse, Flammarion, Hatier ou Laffont, de cartes Michelin, d’Atlas, des livres de la Bibliothèque Rouge & Or, de la Rose ou de la Verte, des Albums Fleurette et de ceux de Tintin et de ceux de Bécassine, la petite bretonne sans bouche. Il faut descendre par un escalier quart tournant pour atteindre le second niveau qui donne sur la rue du Tribunal. L’espace est un doute. Scolaire peut être. Chargés de dictionnaires, de Classiques Larousse, de Lagarde et Michard, de cahiers empilés, de bouteilles d’encre Waterman bleue, rouge ou noire, de plumiers, de boites de plumes Sergent Major, d’ardoises, de porte-plumes à manches de bois, des stylos à plume, de « criterium » à la mode avec un taille mine et une gomme dans le bout, de crayons de couleurs Caran d’Ache, de stylos à billes.
Comme on aimerait s’enfoncer dans l’abîme mystérieux de la librairie-Papeterie Pujol, descendre l’escalier quart tournant , s’enivrer de l’odeur du papier à dessin format Raisin, de l’encre, des gommes, des mines de plomb, des tampon encreurs.
Madame Pujol veille à ce que l’on reste debout devant la caisse. Ce lieu lui appartient, elle vit au pays de livres et des cahiers, des plumes, de l’encre et du papier. On ne sait pas ce qui se cache sous les traits fermés de Madame Pujol qui sait par cœur chaque place de chaque livre.

Jeudi 14 mai. 19h

La Librairie-Papeterie Pujol s’est évanouie. Les marronniers chers à Armel Beaufils ont été abattus. La grosse horloge du tribunal marque encore étrangement 16h 30. Sortie d’école. Le soleil au couchant est le même. Il n’y a plus écrit en lettres noires sur une façade de bois peint LIBRAIRIE-PAPETERIE PUJOL Le Café de Paris a pris la place de la Librairie-Papeterie Pujol. Des travaux d’architecture importants l’ont mis au niveau de la Place Aristide Briand.
Rien ne ressemble plus à ce qui était et les souvenirs me trahissent un peu.

Les âmes des livres, vagabondes et silencieuses, seraient-elles amantes fidèles des lieux qui auraient été « des références, des points de départ des sources » ?

Au jeudi 11 juin. Même endroit. Même heure.
D’ici là belles lectures.

JM