Jour 49 du Grand Confinement

mercredi 6 mai 2020, par Frédérique Niobey

DES PHRASES COMME DES BALISES

C’est fou ce qu’on parle depuis qu’on ne se rencontre plus. Les réseaux sociaux, la correspondance électronique et épistolaire ramifient une source bien féconde depuis ces lentes et longues huit semaines de confinement.
Des bras tendues qui tentent de réunir, de renforcer nos liens et de nous émouvoir. Le téléphone canalise la parole.
On s’impose des rituels pour ne pas perdre le nord. Quand on se retourne, on se demande bien quel mois de la semaine sommes-nous ? L’agenda refermé durant ce temps étiré et absent, comme une longue pause imposée impertinente et un tantinet perfide. Le confinement. La prudence, c’est fait. Place à un peu de folie, de relâchement.
Et le choc. Nous y sommes en plein, une danse macabre. Des humains avancent masqués, gantés pour certains, n’ayant pas raccroché le déguisement du dernier carnaval où on s’était croisés, humés, frottés, désirés, aimés.
Vous ne me connaissez pas, et moi-même, je ne sais que peu de choses de vous.
Ce sera notre bout d’histoire presque sans parole en ce qui nous concerne.
Nous avions misé sur le corps à corps. Et maintenant la distanciation physique nous électrise.
Nous reste-t-il l’écrit pour nous sublimer ?
C’est fou ce qu’on cogite, depuis qu’on ne se rencontre plus, ni ici ni ailleurs.

Stéphane.

Aujourd’hui est à marquer d’une pierre blanche.
J’ai passé ma journée à refendre des bûches, sous les quatre grands chênes devant la maison. Le feuillage s’est déjà bien étoffé et j’ai apprécié l’ombre dans la chaleur de l’après-midi. Étonnante pour une fin d’avril. Mais qu’est-ce qui est normal cette année ?
J’étais bien dehors et dans l’odeur du bois. Jeff me livre toujours des bûches cyclopéennes, alors je leur donne un calibre plus standard. Ici dans la cheminée, ça irait encore, mais j’aime bien en donner à Pauline quand elle passe, et son poêle n’est pas aux normes locales…
J’étais bien aussi dans l’effort, dans les coups de hache, le bois à empiler. Solliciter le corps pour laisser l’esprit en paix. Vieille ruse. En ce moment, ce ne sont pas les occasions qui manquent de se prendre la tête, comme on dit. J’en ai passé des heures ces deux mois à écouter, à regarder, à chercher, à lire, à griffonner. Mais petit à petit devant tant d’incertitude, la nécessité d’attendre, l’inquiétude inévitable, on se défend mal du besoin de lâcher prise. La tentation est grande de mettre sa propre pensée en berne. Je dois me garder de mon penchant à l’optimisme comme de l’abattement ou du doute qui suivent certaines informations. Même mon choix de la solitude ici prend parfois des contours incertains. Je m’étais mis résolument à l’écart de trop de bruit et de mouvement. Je voyais la ville comme un immense bâtiment à la dérive emportant incessamment ses habitants dans un flux grondant. Insolite vaisseau d’inanité sonore. Que Mallarmé me pardonne ! J’ai choisi l’isolement, et voilà que les déplacements interdits altèrent le sens même de cette quiétude que j’ai voulue. Le calme s’est bizarrement chargé des tensions qui le rendent, comment dire, obligatoire, inévitable. La douceur des pentes alentour est la même, mais leur vide agréable porte maintenant une absence sourde. J’entendais dire l’autre jour à la radio : « Ce sont des temps turbulents et curieusement immobiles. » Pour moi, ça marche à l’envers : l’immobilité que j’aimais s’est chargée de turbulences cachées.
Jusqu’à 17h aujourd’hui !
À 17h aujourd’hui, transpirant et la hache à la main, j’ai vu arriver une femme. Une femme que je n’avais jamais vue avant. Cinquante ans peut-être, de longs cheveux roux libres dans le dos, une robe jaune dessinant une silhouette parfaite. Elle s’est avancée souriante et résolue vers ma sueur et mon arme d’homme des bois.
« Vous ne me connaissez pas, et moi-même, je ne sais que peu de choses de vous. »
L’entrée en matière était plutôt directe, et non moins décidée, après quelques phrases, son invitation à dîner.
Alors voilà. Sabine – elle s’appelle Sabine – est venue s’installer au moulin, seule autre habitation à la ronde, prêté par des amis, sensibles sans doute à ce besoin soudain d’escapade verte, fût-elle illégale. Mes voisins donc, épisodiques et charmants.
« Je suis là depuis quinze jours, m’a-t-elle dit. Repos et quarantaine. Maintenant on peut dîner, bavarder, profiter de notre voisinage. La prudence, c’est fait. »

Antoinette

Choc. Nous y sommes en plein dans l’incroyable, l’impensable, l’inconcevable. Reviennent les grandes peurs collectives des épidémies. On pense tout de suite à la peste, au choléra qu’on ne croyait plus jamais connaître. Ces pandémies appartenaient à un passé lointain et révolu. Et bien non, les virus sont toujours là, la médecine ne les a pas tous vaincus. Il y en a même de nouveaux. On s’aperçoit avec effarement qu’un virus inconnu peut mettre en péril encore plus gravement notre société, plus que les inondations et autres catastrophes naturelles. Il nous oblige à changer de comportement, à bouleverser notre fonctionnement en se confinant. C’est fou ce qu’on parle depuis qu’on ne se rencontre plus. On prend des nouvelles de la famille, des amis et même de simples connaissances. On renoue avec des gens qu’on avait perdus de vue. Le confinement nous donne le prétexte de les appeler. Les moyens technologiques dont nous disposons aujourd’hui nous permettent de supporter cet isolement forcé. Notre société trépidante ne nous a pas habitué à cet immobilisme qui nous fait perdre tous nos repères : Quel mois de la semaine sommes-nous ? C’est une question que nous pouvons tous nous poser, tant nos habitudes sont bouleversées, tant les journées se ressembles. Pas d’événements inattendus pour ponctuer le quotidien. Il nous faut inventer des faits, de petits riens pour différencier hier d’aujourd’hui. Ce n’est pas facile, nous devons recourir à notre imagination mais la plus part du temps on s’englue dans le temps qui passe sans qu’on s’en aperçoive. Et il n’y a pas que cela, le confinement implique le silence. L’ordinaire des grandes villes, c’est le bruit, parfois assourdissant. Les habitants des villes ont coutume de vivre dans cette ambiance continuelle. L’absence de bruit n’existe pas même la nuit. Les urbains redécouvrent le chant des oiseaux et les oiseaux eux-mêmes ! Ils sont stupéfaits de voir des animaux sauvages dans les rues. Ils sont en quelque sorte obliger de les voir, obliger de les entendre. Dans les grandes villes on ne marche pas la tête en l’air, on ne s’arrête pas pour observer son environnement. On se dépêche, on se presse, on n’a pas le temps. Maintenant on n’a plus que ça à faire. De sa fenêtre ou de son balcon quand on a la chance d’en avoir un, on peut regarder, admirer l’arbre et ses habitants qui bordent le boulevard. Une ville est un insolite vaisseau d’inanité sonore. Et dire qu’il ne faut qu’un seul virus pour la réduire au silence. Pour enfin pouvoir imaginer " l’Après", avoir enfin le temps pour penser, réfléchir, inventer, changer ...

Françoise G.