Jour 31 du Grand Confinement

vendredi 17 avril 2020, par Frédérique Niobey

Tu tournais le coin de la rue…
Votre texte commence ainsi. Il est adressé à cette silhouette entrevue lors de cette promenade autorisée dans votre cercle de confinement. Les rues sont vides, vous auriez aimé lui parler, lui demander…quoi ? Petit à petit le texte dévoile la situation du personnage qui prend la parole.

Tu tournais le coin de la rue juste au moment où j’arrivais face à toi de l’autre côté du carrefour. Je ne regardais pas vraiment, je marchais pour marcher, attentive seulement aux effluves du printemps et au calme étrange de ces rues de zone industrielle où l’activité s’était ralentie. Je me reposais dans des pensées sans suite au rythme tranquille de mes pas improvisés. Pourtant je t’ai vue, entraperçue plutôt, une image fugitivement saisie et retenue sous mes paupières piquées par le soleil. Quelque chose m’a dit on dirait elle, comme une décharge infime traversant mon état flottant. Elle c’était toi, peut-être, l’impression de toi dans ce qui n’était pas même un regard, toi imprimée en flou dans une captation fugace. Tu tournais le coin de la rue et déjà tu n’étais plus tout à fait là, comme ce seul jour où je t’ai vue et où tout m’empêchait de m’approcher de toi. Le funérarium comble, la jeune collègue amie accrochée à mon bras comme à une planche de salut dans sa détresse et sa sidération, le sens de ma présence qu’il aurait fallu t’expliquer quand le silence seul parvenait à me tenir debout. Ainsi c’était toi, cette sœur aînée dont elle m’avait dit suffisamment pour que le rôle de maîtresse de cérémonie que tu tenais ce jour-là m ‘ait semblé juste, à la mesure en dans l’ordre des choses. Tu étais à ta place. Ce qu’était la mienne, il aurait été vain d’essayer de le dire. Pas de case, une définition d’avance menacée d’à peu près. D’elle, de ta sœur, je disais quelquefois qu’elle était comme ma fille et ça l’avait amusée de m’appeler Mamie lorsque son premier fils est né. Mais ça disait seulement les vingt-trois ans qui séparaient nos âges et la confiance qu’elle faisait à disons, mon expérience, dans nos longues séances de travail commun. Et ça me faisait sourire, tant elle débordait d’idées et de fougue. Si je pouvais ici ou là signaler une ornière, elle savait tracer le chemin. Nous avons vite été un tandem. Les recherches, les projets, les idées lancées et reprises au bond, les discussions, les fous rires, les émotions. Ces soirs surtout où le rideau se fermait sur notre travail d’une année, où nous reprenions souffle derrière l’épais tissu rouge, nos mains serrées sur celles de nos petits vidés et rayonnants. Tu tournais le coin de la rue et je voulais te dire juste ça. Que je savais ta perte, ta complice de toujours fauchée si jeune en quelques heures, et le manque, et ce pan entier de ta vie effondré depuis plus d’un an. Mais qu’il existait quelque part une manière singulière de souffrir qui n’a personne à qui se dire, une perte irréparable connue seulement d’elle-même. Tu tournais le coin de la rue et j’ai voulu te dire l’amitié sans nom, espiègle et tendre, te demander de me raconter aussi, de me dire comment allaient les garçons. Mais je t’ai seulement suivie des yeux en finissant de traverser le carrefour. Et j’ai pressé le pas le long des usines et des entrepôts.
Antoinette

Tu tournais le coin de la rue lorsque tout est remonté ;
Un sillon d’effluves, images, bouquet de ces parfums de jeunesse
qui arrivent d’un coup et submergent.
j’avais rendez-vous, je serai en retard.
Toi, n’étais-tu resté à Kaboul ?
Tu m’as précipité dans le Paris de Beaubourg.
En tournant le coin de la rue, j’avançais rue Rambuteau
comme si je remontais le temps,
nous étions dans les années quatre-vingt.
L’appartement biscornu, un rideau s’échappait par la fenêtre,
sur une petite terrasse petit déjeuner sur les toits de Paris.
Je n’avais pas pris mon téléphone, impossible de prévenir de mon retard.
Un rendez-vous de longue date. Je partais en sens inverse.
Irrésistiblement j’étais poussée vers cette ombre à peine entrevue.
Tu m’entrainais dans les reportages et les chaines de montagnes
en Afghanistan.
Tu tournais le coin de la rue, d’un pas enjoué.
J’ai ressenti plus que je n’ai vu.
Longue silhouette sportive, un appareil photo en bandoulière,
Tu avais pourtant plus de cheveux à l’époque.
Tu tournais le coin de la rue comme j’ai tourné les pages du journal
et ce nom qui apparait dans l’article du Monde, flash d’une autre vie qui m’assaillait.
Je ne t’ai pas reconnu immédiatement
Je n’avais jamais écrit ni lu ton nom de famille
sur le bas d’un parchemin.
Tu tournais le coin de la rue, comme moi un tournant de dizaines.
Une réminiscence qui me disait combien j’étais encore bien vivante.

Stéphane.

Elle tournait le coin de la rue, je n’ai vu qu’une simple silhouette, je ne l’ai pas reconnu, peut-être que je ne la connaissais même pas. Ce village n’est pas grand, je n’y connais que peu de personnes. J’aurais aimé lui parler, lui dire simplement « bonjour » ou parler de la pluie et du beau temps. Elle a disparu si vite que je me demande si elle voulait m’éviter ou si elle était pressée de rentrer chez elle. En ces temps troublés, tout le monde se méfie de tout le monde.
Elle tournait au coin de la rue et elle a disparu. Quand je suis arrivé là où elle était quelques secondes auparavant la rue était vide. Et moi je suis resté là, décontenancé, étonné ne sachant quoi faire. Était-ce une illusion créé par mon cerveau dû à mon long isolement ? Depuis combien de temps n’avais-je pas vu quelqu’un, seulement vu ? Des mois. Parler à une personne ? Au moins un an. Ma retraite en montagne avait été longue. Je l’avais voulue ainsi. A mon retour j’avais imaginé une façon bien différente de reprendre contact avec la civilisation ! Voilà qu’est arrivé « le Grand Confinement » ! sur le coup cela m’a fait rire : Après un an à l’isolement, il me fallait recommencer, pas de chance ! Maintenant cela me devient insupportable.
Cette silhouette j’aurais voulu l’arrêter, la rattraper. Je n’ai pas osé l’interpeller. J’ai perdu ma spontanéité d’entrer en contact avec mes semblables. J’aurais pu crier : « hou ! Hou ! Bonjour ! » ou « hé ! Ho ! Comment allez-vous ? » j’aurais pu aussi me racler bruyamment la gorge. Rien n’est sorti de ma bouche. Je ne savais plus comment faire pour attirer son attention. Je n’ai pas osé crier car le village était vide, silencieux. Ce n’était qu’une silhouette. La situation aurait été différente si elle m’avait fait face mais elle a tourné au coin de la rue. Pourtant avant j’étais affable, j’entrais facilement en relation avec les gens, même avec des inconnus. Mon séjour à la montagne dans un chalet perdu m’a permis d’être en contact avec la nature, de faire le point sur ma vie, des projets d’avenir. Et ce confinement obligatoire a tout bouleversé. Je ne voulais plus voir personne et aujourd’hui j’aurais bien couru après une silhouette inconnue !
Françoise

"Tu tournais le coin de la rue
Je te dis tu car je t’avais tout de suite reconnu
Francin
Tu tournais le coin de la rue
J’accélerai le pas pour te rattraper
- "Salut Francin"
Il se plaqua sur le mur, j’avais pourtant respecté les distances sanitaires
- " Tu me remets ? c’était la veille de la fête de Philippe et Jacob"
Au son de ces prénoms, il se cogna contre son guidon et resta un moment silencieux... ça ne m’étonnait pas, Francin venait d’ailleurs.
Il marmonna
- "Oui... pardon...la veille de la fête...oui bien-sûr..."
Et se reprit
- "C’est si loin et si précis pourtant...tu sais je ne t’avais rien promis ’ ajouta-t-il en se méprenant sur mon regard.
Les gens s’arrêtaient, prêts à nous dénoncer car nous étions trop proches au regard des lois nouvelles.
Francin reprit, visiblement troublé
- " J’aimais Philippe, j’aimais Jacob je les ai perdus tous les deux"
D’un coup, il paniqua
- "L’heure réglementaire est bientôt dépassée, je dois y aller, Diego."

Geneviève F.

Tu tournais le coin de la rue, avais-tu les dix ans de tes boucles blondes ?
Tu tournais le coin de la rue du manoir des salles , et je te devinais en accéléré, courant vers l’école.
Tu tournais le coin de la rue lorsque j’ai juste aperçue le guidon de ton mi-course mauve à la main.
Tu tournais le coin de la rue à l’abri des regards, je t’ai vue te changer, avant de monter dans le car pour le lycée.
Tu tournais le coin de la rue de BeauGrenelle,
j’avais sur les lèvres le gout de ce premier baiser et l’odeur du chlore de la piscine Keller.
Tu tournais le coin de la rue que, déjà tu me manquais.
Tu tournais le coin de la rue, laissant juste l’ombre du réverbère.
Tu tournais le coin de la rue des souvenirs,
Allumons le G.P.S (Grand Penseur des Souvenirs)
« Continuez tout droit jusqu’à la rue Mondésir,
promenade du lac des Settons,
après empruntez le boulevard Montfaucon, tout droit ruelle de Laxou
puis seconde à gauche, rue José Maria de Hérédia,
au feu, continuez tout droit, passez devant la tour de Guinette
puis tournez troisième rue à droite, contournez la rue des Mapilé,
jusqu’au boulevard des dunes, après le port, plage des myosotis »
Un itinéraire conseillé, improvisé.
Un itinéraire de la carte du tendre.
Tu tournais le coin de la rue,
et je me suis élancée pour te rattraper
et me pendre à ton cou.

Stéphane.