Hors Piste du Jour 27

lundi 13 avril 2020, par Frédérique Niobey

Jeudi 9 avril 2020

LGL DU Café de PARIS

Finalement j’arrivais la première dans la salle d’en bas du Café d’en haut après avoir traversé la terrasse bondée de consommateurs bizarrement chapeautés. Tout le monde trinquait environnés d’ une ribambelle de fées minuscules. L’horloge du Tribunal indiquait 19 heures pétantes. On pouvait la croire.Tout était comme à son habitude.
Mon livre de brouillon en avait pris un coup en tombant dans une flaque. Heureusement Marion , l’avait ramassé et essuyé du mieux qu’elle avait pu. Je le traînais tous les deuxièmes jeudis du mois depuis 2015. J’y étais très attachée. Un objet rare au contenu précieux même, cabossé.
J ‘étais trempée et très essoufflée. Un coup d’oeil dans les miroirs publicitaires accrochés sur la tapisserie à carreaux verts, confirmèrent l’ampleur des dégâts. Ma queue de cheval et son ruban bleu, descendus d’un cran, dégoulinaient pitoyablement sur les tapis persans nouvellement installés sous les guéridons arrondis et autre récamière.
Aurais-je le temps de me reprendre un peu avant l’arrivée des autres. J’étais toujours très attentive à mon look. Et ce soir, la dégaine !
Cela n’a pas d’importance me dit très justement Monsieur Serge de Toledo qui venait de réapparaître avec sa pile de bouquins du siècle d’avant . Cette façon qu’il avait de jouer sans cesse les revenants m’agaça un peu. J’étais déjà déstabilisée , pas la peine d’en rajouter .
Jean Legoff, méditatif, lut rien que pour moi un Haïku réconfortant de Marie Boturi.
Alors je remontais mes bottes au dessus de mes genoux, remontais aussi ma queue de cheval et son ruban à la bonne place, ouvris mon livre de brouillon, pris mon crayon , me ré-haussais sur mon coussin assorti à ma tenue, réajustais mes mitaines et posais sur la table Madame Einstein de Marie Bénédict dans la collection 10 /18 . J’étais prête.
Qui veut bien commencer ?

A ce moment précis, une valise ouverte lâcha un nombre invraisemblable de livres et dévala l’escalier suivie dans la mêlée de Roselyne et d’Antoinette. Le vacarme fut impressionnant ! On craignit le pire ! Mais plus de peur que de mal malgré une arrivée tonitruante. Ouf !
Les pieds de Stef dépassant de son ample manteau, apparurent au milieu de l’escalier, bloqués par la valise. Les Deux Françoise , Geneviève-la-Grande qui cessa de danser et lâcha enfin la télécommande, Caroline qui descendit de son chameau, Geneviève-la-petite, toutes se précipitèrent pour aider à remettre les livres dans la valise béante. Pendant ce temps-là, Antoinette transpirante mais fière de son coup, raconta une histoire de biblio- camping-car qu’elle avait réussi à installer sous l’auvent du bar. Les livres on ne les lâche pas comme ça. Trimballer sa bibliothèque partout où l’on va, me parut une excellente idée. Encore fallait-il avoir un camping-car !
Roselyne me rassura en disant qu’elle ne parlerait que d’un livre. Catherine présidait, très élégante, ses lunettes rouges-vie-rouge-passion sur le nez, elle compulsait de plus près son p’tit carnet. Elle lança à la cantonade que le conte de Noël, on n ‘en avait déjà parlé la dernière fois, donc pas le peine de remettre ça.
L’escalier fut dégagé. Apparurent alors à la suite de Steph, Jacinthe les poèmes de Nazim Hikmet en main, Sarah, Fred qui n’avait pas cours de Taï Chi, Marc, accompagné de Charles Juliet qu’il avait rencontré au bar du haut, Janine, Aline, Josiane, Sarah, Nadine, tous lisaient chacun leur livre à haute voix sauf Jacqueline R, une pile de CD de Shostakovich dans la main.
Le serveur commença à s’impatienter. Il n’avait pas entendu le « oui » du « on attend un peu pour les commandes ! » à cause du boucan de la dégringolade dans l’escalier .
Quand allait-il pouvoir prendre les commandes ? Quand allait-on revenir à nos livres ? Quand allais-je pouvoir dire de nouveau : Qui veut bien commencer ?
J’ai tout suite remarqué que Steph avait oublié sa porcelaine de Chine ou de Saxe décorée du même papier en dentelle blanche, d’un bout à l’autre de l’année, remplie de TUC . A cause du plafond de verre, dont elle parla, les images surréalistes de l’Ecume des jours de Boris Vian me traversèrent l’esprit. Chloé victime d’un « nénuphar » qui lui dévore les poumons me rappela une épidémie vécue. Je ne sais plus très bien ni quand elle eut lieu, ni combien de temps elle dura. Une maladie qui petit à petit étouffait tout le monde. De cela, j’ en étais sûre. J’en parlerai à la Place de Madame Einstein lorsque l’anarchie prendra fin, que Steph et Françoise G auront repris leur tricot en laine de lama, que tous en auront terminé avec leurs lectures à voix haute orchestrées par Fred et que le serveur sera revenu pour la quatrième ou cinquième fois demander si son plateau surchargé de bouteilles de Jurançon bien frais, de bière de printemps, d’un jus de tomates épicé pour Sarah, et d’ autre vin ou chocolat chauds convenait à l’assemblée et que Monsieur Serge se sera évanoui dans le monde des elfes pour la énième fois.
On n’en finissait pas de se retrouver. Eblouis .

Pourtant, il fallut bien se décider à renter chez soi. On se dit au revoir devant le café. L’horloge du Tribunal indiquait 21 heures. On avait encore débordé . Comme toujours le temps s’était aboli.
Il neigeait. On était en décembre peut être ou bien il faisait encore jour parce juillet était arrivé sans qu’on y prenne garde.
Des myriades de fées voletaient au tour de nous qui nous embrassions. Des parfums de fleur d’oranger et de thé à la menthe envahissaient la place et enrubannaient le menhir du Monument aux morts pour la France pendant une autre guerre d’un autre genre.
Ce soir-là, la page blanche de mon livre de brouillon resta blanche.
Les bouquins, impossible de les poser sur nos genoux. Ils ne voulurent rien entendre.

Au jeudi 14 mai. Même endroit. Même heure.
D’ici là belles lectures.

JM