A ma mère ….

lundi 8 mai 2017, par Webmestre

A ma mère ….

Depuis le centre-ville de Brest, une fois franchi le pont de Recouvrance, il faut gravir, longtemps la rue abrupte et grimper jusqu’au quartier saint-Pierre.
Les pas sont légers, le rythme soutenu. Les semelles de la jeune couturière arpentent la longue montée.
Sa taille fine, ses longues jambes, ses hanches ondulent sur le bitume d’après-guerre.
Elle gravit la route du Conquet, les bras chargés de tissus, de patrons-papier … Elle a 15 ans. Elle est rémunérée à la pièce.
Elle arrive à sa chambre, atelier mansardé au troisième étage d’une maison bourgeoise. Tout près de là, une placette parfumée, ornée de tilleuls, …

Au cœur de l’atelier minuscule, sombre, éclairé d’un petit vasistas entrouvert, trône son trésor nommé SINGER. La machine apparaît rutilante, noire et chromée lorsque l’habillage de carton beige et vert, soudain, la dévoile. Les tissus sont moirés, satinés, sombres ou colorés. Laine, soie, tergal et coton cohabitent en piles ordonnées.
Près de la machine, s’expose l’autre richesse de la jeune employée. Sa boite à ouvrage. Celle-ci se déploie, ouvre ses ailes de bois verni. Des trois rayonnages imbriqués, savamment orchestrés, jaillissent d’un seul coup d’un seul, les bobines innombrables et multicolores, bien alignées, les ribambelles d’aiguilles de tout calibre, les boutons de bois, de porcelaine, de nacre aussi, ronds, carrés, argentés, dorés …
C’est l’après-guerre. Brest se reconstruit peu à peu et panse ses plaies. Les habitants revivent. On s’habille à nouveau. On ose les couleurs, l’élégance des robes à godets, les premiers tailleurs « prince de Galles » ou à pois printaniers.

Le fil, dompté, suit les méandres rigoureux qui le mène de la bobine au chas de l’aiguille. La jolie jeune femme brune l’inscrit dans un parcours sans failles, parfaitement maîtrisé. L’aiguillée de couleur est happée par la machine. La pédale est actionnée. Le cliquetis s’emballe. Le son mécanique enchante le petit deux-pièces.
Le tissu court sous la main habile qui façonne, coud, arrondit les angles. A l’issue de chaque couture parfaitement accomplie, « Clac », d’un geste prompt et expert, elle sectionne, net, le fil prisonnier de ses deux index.
Elle a appliqué, sur le tissu, le patron, papier calque grossier, serti d’encre bleue. Les mensurations de la cliente y sont, scrupuleusement, notées. Les ciseaux ont épousé l’inscription à la craie rose, ce rectangle aux angles usés par ses nombreux usages. Le fil bâti batifole, sous l’impulsion d’une aiguille agile qui, s’accapare, rapidement, et fixe, à l’aveugle, le tissu maté, épinglé à jamais.
A son index gauche, luit le dé, crypté de multiples et minuscules fossettes. Le doigt, précieux, est habillé de métal argenté, promesse d’une protection efficace contre la morsure de l’aiguille.

Elle se dit couturière mais, je la sais magicienne…
Elle est assise face à sa machine. Je regarde son pied qui actionne la pédale, sans répit, des heures durant. A ses lèvres figées, serrées, sont suspendues, des rangées d’épingles, prêtes à l’emploi. Ses yeux sont plissés. La passion l’habite toute entière.
La magie de la confection opère….Du tissu coupé, tranché, enchâssé, empalé, piqué, supplicié va naître la merveille, la belle tenue élégante, va surgir l’habit neuf et superbe.
La couturière sourit du résultat.
Mes yeux de petite fille l’admirent.