Textes de Bertrand

vendredi 3 mars 2017, par Webmestre

18 février 2017

La fin du voyage

Ça y est, la ligne d’arrivée est droit devant lui.
Tandis qu’un mile derrière lui Bernard tire le meilleur parti de son gréement de fortune et régate pour l’honneur, sans espoir de le rattraper depuis que son mat est tombé
il ramène enfin son catamaran à l’écurie et c’est un grand moment d’ivresse, inoubliable après tous ces mois solitaires
surtout avec Justine et leurs trois filles dans la vedette du club qui n’en peuvent plus de crier leur joie, leur soulagement, de le revoir à nouveau, que la famille soit complète à nouveau, qu’il soit revenu grâce à leurs prières
et tous ces anonymes, dans leurs zodiacs, leurs bateaux de pèche, leurs barques, tout ce qui flotte à quinze miles à la ronde qui font hurler leurs klaxons, trompes, cornes de brume, pour fêter le retour de l’enfant du pays
et à ce vacarme s’ajoutent les cris de l’équipage de la SNSM, joyeux, évidemment, mais surtout préoccupé par ce trafic désordonné, inhabituel, où les sillages se croisent, les bateaux se frôlent
sans oublier les innombrables Like et J’adore que postent sur Facebook les amis, les amateurs, les voileux du coin qui, regardant la vidéo partagée par son équipe, proclament leur admiration
pour celui qui vient enfin de passer la ligne, peut mettre en panne, attraper le bout que la vedette lui lance et se laisser remorquer jusqu’au quai.

19 février 2017

Une mission extra ordinaire.

Maintenant qu’il l’avait fait, que c’était accompli, il prenait lentement conscience de ce qu’il avait déclenché.
A coté de lui, enroulée dans les draps de soie de cette chambre d’hôtel, Béatrice, sa petite collègue, ronflait doucement. C’était apaisant, ce bruit régulier, comme l’était la symétrie de cette chambre d’hôtel, deux tables de nuit, deux lits jumeaux, une tête sur chaque oreiller. Presque conjugal. Le calme avant la tempête.
Elle avait vraiment une bonne bouille, Béatrice. Enfantine, encore, avec ses grands yeux myopes et ses taches de rousseur, son petit collier de perles et ses talons plats. Pas d’attirance entre eux, jusque là, pas le moindre fourmillement. Et puis, il y avait eu cette mission en commun pour la filiale de Moscou. Pas la première qu’ils menaient ensemble, seuls ou avec des collègues, elle le contrôle de gestion, lui l’informatique.
Mais là, ça avait été différent. Sous une apparence polie très lisse, les collègues russes ne lâchaient rien, ne donnaient que des bribes d’information, faisaient semblant de ne pas comprendre les questions. L’un comme l’autre, pour la première fois, ils avaient peur d’échouer, de rendre un rapport creux, vide et, surtout, bourré d’erreurs.
Alors, ce soir-là, quand ils s’étaient retrouvés au bar de l’hôtel pour le débriefing de fin de journée, quand il avait vu la bouche de Béatrice se mettre à trembler, il avait décidé de la distraire, de la sortir pour que ces deux dernières journées soient productives.
Là, allongé dans son lit, il décrypta la combinaison secrète qui avait précipité Béatrice dans ses bras.
Il y avait d’abord eu la promenade dans le parc, bain de fraicheur dans cette ville de béton et de pierre, à la bonne odeur d’humus et d’herbe fraichement coupée.
Puis la boite à touristes, recommandée par l’hôtel, où ils s’étaient goinfrés de chachliks et de blinis, arrosés de vodka, en admirant le faux cosaque qui tournoyait, mobile blanc et lisse, en agitant ses sabres.

Mais, paradoxalement, alors qu’ils sortaient, repus et un peu ivres, le dernier déclic de la combinaison, c’avait été la vieille babouchka qui leur avait mendié quelques roubles. Devant ses cheveux emmêlés comme une boule d’algues mortes, sa peau grisâtre et ses gencives fondues, Béatrice avait hurlé, puis éclaté en sanglots, avant de se jeter dans ses bras.
Lui, forcément, il était passé en roue libre, en observateur extérieur, il avait laissé ses réflexes prendre la main. Et maintenant, il était là, couché dans son lit, à la regarder dormir et à se demander à quoi ressemblerait sa vie dans quelques heures.